Le monde est frappé depuis plusieurs semaines par des vagues de pénuries importantes. Cette crise de l’offre est-elle un phénomène inédit dans notre histoire contemporaine ?

On a pu connaître des pénuries par le passé, mais à moindre échelle et de façon plus localisée – je songe, entre autres, à ce qui s’est passé après le tsunami au Japon, en 2011. Aujourd’hui, nous assistons en effet à un phénomène inédit dans l’histoire récente avec des perturbations dans plusieurs endroits du monde qui affectent différentes chaînes de valeur et entraînent une accumulation de pénuries.

Ces perturbations sont-elles toutes imputables à la crise sanitaire ?

La crise est le premier facteur explicatif, car elle a créé une situation elle aussi inédite et extrêmement compliquée, avec un virus frappant le monde par vagues successives, et agissant ainsi à la fois sur l’offre et la demande. Quand des pays sont atteints par la pandémie, des mesures de distanciation sociale sont prises, qui perturbent la production dans certains secteurs – on l’a vu en Chine, en particulier dans les premiers mois – mais qui affectent également la demande. Quand les confinements prennent fin, alors la demande repart, mais l’offre, elle, ne peut généralement pas suivre aussi rapidement. Et ce qui ajoute de la complexité, c’est que les vagues ne sont pas synchronisées entre les pays : vous pouvez avoir une demande très forte en Europe ou aux États-Unis à un moment où l’offre est bloquée en Asie, et inversement. La crise elle-même est donc très particulière, mais elle touche aussi des structures de production qui sont beaucoup plus fragiles et beaucoup plus sensibles à ce genre de perturbations que d’autres, notamment dans le secteur manufacturier, qui produit les biens de consommation habituels.

Pourquoi ?

Dans les vingt dernières années s’est développé un phénomène de mondialisation très particulier, qui repose sur de grandes chaînes de valeur internationales : un bien final va être produit au bout de différentes étapes imbriquées les unes dans les autres et localisées dans différents pays. Cela existe depuis longtemps, mais cette internationalisation s’est beaucoup accélérée au cours des deux dernières décennies, et on estime aujourd’hui que ces chaînes de valeur internationales sont à l’origine de 50 % du commerce mondial. Mais on comprend assez logiquement que leur structure induit des fragilités plus grandes : de nombreuses entreprises voient leurs destins liés, et cette interdépendance fait qu’un problème à un point de la chaîne se propagera fatalement à son ensemble. C’est ce à quoi on assiste aujourd’hui avec les semi-conducteurs : leur pénurie entraîne le blocage de la production chez les constructeurs automobiles, mais aussi chez les équipementiers, ainsi que des ralentissements chez tous les fournisseurs de l’industrie automobile. C’est un exemple très parlant, car les semi-conducteurs ne sont qu’une partie minuscule d’une voiture, mais ils bloquent toute la fabrication. Ces fragilités étaient connues, documentées avant la crise actuelle ; elles sont intrinsèques aux chaînes de valeur. Ce qui n’était pas attendu, c’est la survenue de chocs et de difficultés de production un peu partout en même temps. Ces derniers mois, la demande est repartie rapidement, plus rapidement sans doute qu’anticipé, alors même que les entreprises commençaient tout juste à récupérer, à s’approvisionner normalement et à relancer leur production. Et on en arrive à un troisième facteur qui explique les pénuries actuelles : la logistique internationale. Une grande partie du commerce mondial repose sur le transport maritime. Or, ce dernier connaît des phénomènes d’engorgement catastrophiques depuis plusieurs mois, avec des pièces bloquées dans les ports de départ, faute de containers.

Comment expliquer de tels engorgements ?

Le transport maritime est un secteur habituellement très optimisé pour faire baisser les coûts : les containers circulent pleins à l’aller comme au retour, il y a du commerce dans les deux sens. Dans l’environnement perturbé actuel, des containers peuvent revenir vides, ce qui réduit d’une part la rentabilité du transport, et de l’autre le volume total de produits échangés. Résultat : les prix du fret maritime ont explosé ces derniers mois, avec des chiffres de plus 400 à 500 % sur certaines destinations.

Pourquoi le Royaume-Uni est-il confronté à des pénuries pires encore que dans le reste de l’Europe ?

Le cas britannique est assez spécifique, avec une situation aggravée par le Brexit. Depuis la sortie de l’union douanière, le transport lui-même a beaucoup perdu en productivité. Il faut s’arrêter aux frontières, dédouaner les marchandises. Cela prend beaucoup de temps par rapport à la situation pré-Brexit. D’où des congestions plus fortes encore qu’ailleurs sur le continent. Sans même parler des problèmes de recrutement dès lors qu’il n’y a plus de libre circulation de la main-d’œuvre, avec des pénuries sur certains métiers comme le transport ou les ouvriers agricoles.

Cette vague de pénuries peut-elle freiner la reprise post-Covid ?

Oui, il y a une inquiétude importante, peut-être moins en France où la dépendance à l’industrie manufacturière est modérée. En Allemagne, par exemple, elle est au contraire très forte et représente un vecteur majeur de croissance. Pour eux, le plus grand risque est que les pénuries se poursuivent. C’est une chose que les coûts de production augmentent – ce qui n’est déjà pas très bon –, mais c’est encore plus grave si les délais se prolongent : il y a pire que produire cher, c’est de ne pas produire du tout. Or, c’est cette situation que doivent affronter de nombreuses entreprises. Et les pénuries d’électricité que connaît actuellement la Chine n’arrangent rien, car elles pourraient encore retarder la production de leurs usines. Et donc affecter la reprise de l’économie mondiale.

Est-ce simplement une question de temps pour que le système remette en place les pièces du puzzle, ou bien faut-il s’attendre à des changements structurels ?

C’est difficile de prévoir l’avenir, mais il est clair que ça va prendre du temps. Le groupe PSA a d’ores et déjà annoncé qu’il aurait des problèmes d’approvisionnement en semi-conducteurs jusqu’au moins mi-2022. Le rythme dépendra désormais de la maîtrise de l’épidémie et du désengorgement progressif du transport. Est-ce que tout repartira comme avant, ou est-ce qu’il y aura des changements ? L’impact à long terme de la crise sur la structure des chaînes de valeur est quasi impossible à prédire. Mesurer ces effets sera déjà très compliqué du fait de la latence des statistiques sur ces questions. Toutefois, il est certain que la crise et, dès avant la crise, les tensions géopolitiques internationales vont affecter les choix d’investissement à l’étranger, sans doute en défaveur de la Chine et peut-être vers des structures plus régionales. Mais ça prendra beaucoup de temps : une entreprise qui a construit une usine en Asie ne va pas partir du jour au lendemain, surtout au sortir d’une crise qui l’aura fragilisée.

Le prix des matières premières a aussi explosé ces derniers mois. Celui du cuivre, par exemple, atteint plus de 8 000 dollars la tonne. Comment expliquer ces hausses ?

Les matières premières sont par définition des productions très concentrées géographiquement, pour des raisons de disponibilité des ressources d’abord, mais aussi parce que ce sont des produits à faible valeur ajoutée qui, pour être rentables, doivent être produits à grande échelle, le plus souvent dans des pays en développement. L’irruption du Covid a désorganisé ces productions, et la géographie des ressources naturelles est telle qu’il n’y a guère d’alternative : si le Chili et le Pérou arrêtent de produire du cuivre, vous ne pouvez pas en trouver suffisamment ailleurs pour répondre à la demande mondiale. Donc vous avez des pénuries et des hausses de prix qui affectent l’ensemble de la chaîne.

Des inquiétudes montent sur la disponibilité de certains produits en France, dont les symboliques jouets de Noël. Sont-elles fondées ?

Oui, probablement. On manque déjà de vélos et de pièces de rechange. Et les jouets sont menacés parce que ce sont des productions à très faible valeur ajoutée. Il y a aujourd’hui des enchères sur les containers qui partent de Chine. Or, quand votre container coûte trois fois plus cher que d’habitude, vous n’allez pas le remplir de produits qui rapportent peu. Donc les jouets à bas prix risquent de rester à quai, pour laisser passer des produits plus chers, plus rentables.

Devons-nous forcément nous attendre à une forte inflation ?

C’est ce à quoi on devrait assister dans un modèle normal, dès lors qu’il y a une demande plus forte que l’offre, et c’est d’ailleurs ce qu’on voit déjà sur certains marchés comme l’énergie. Dans l’industrie manufacturière, les prix bougent peu pour l’instant, car la production est tout simplement bloquée, et les produits absents. Peut-être que la hausse des prix se fera sentir plus tard, quand les produits pourront à nouveau circuler, mais il y aura sans doute alors une demande moins forte.

La transition écologique va-t-elle faire évoluer nos priorités ou nos vulnérabilités ?

Les besoins en matières premières ne seront pas les mêmes. Abandonner peu à peu les énergies fossiles nous libérerait de nos dépendances au pays du Moyen-Orient ou à la Russie, par exemple, mais cela en créerait des nouvelles, dès lors que nous multiplierions les besoins en métaux pour faire des éoliennes ou des panneaux solaires, ou en uranium pour l’énergie nucléaire. Dans tous les cas, ce ne sont pas des matières produites en France, donc de nouvelles vulnérabilités d’approvisionnement vont apparaître. Anticiper ces vulnérabilités suffisamment en amont peut permettre d’établir des relations plus stables, des approvisionnements mieux diversifiés et des relations d’interdépendance qui peuvent être plus solides.

L’épuisement des ressources naturelles, que ce soient les métaux ou les hydrocarbures, est-il un risque à envisager ?

C’est une inquiétude. Mais il faut savoir classer les priorités. Et la question climatique paraît aujourd’hui plus pressante que l’épuisement des ressources de nos sols. 

Propos recueillis par JULIEN BISSON

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