Quelle est la part de responsabilité de la pandémie dans la pénurie actuelle de médicaments ?

Sa responsabilité est relativement mineure. On fait actuellement face à un problème de pénurie de matières premières qui bloque la fabrication de certains médicaments. C’est notamment le cas des principes actifs, ces molécules qui jouent un rôle central. Elles sont produites à 80 % en Inde et en Chine, dans le cas des médicaments chimiques. Or, ces pays ont été touchés à des périodes différentes par la pandémie, la production a donc ralenti. Mais la Chine a relancé sa production il y a plusieurs mois. La pandémie n’est donc pas la seule cause, et de loin. Les pénuries de médicaments existent depuis longtemps, et l’on observe une forte aggravation du phénomène depuis dix, quinze ans.

Quelles en sont les causes ?

Plusieurs facteurs sont en cause, à commencer par l’externalisation du secteur pharmaceutique : les firmes ont tendance à faire de plus en plus produire des parties du médicament dans différents pays du monde où le coût de production est moins élevé. C’est le principe des entreprises financiarisées. Les firmes ne maîtrisent plus la totalité de la chaîne de production, elles sont donc plus vulnérables aux problèmes d’approvisionnement ou de rupture de stock. Par ailleurs, certaines molécules ne sont fabriquées que par un tout petit nombre de producteurs, parfois même un seul. Si l’usine a un problème, la pénurie est totale et mondiale. Enfin, la demande est quelquefois si forte que les producteurs ont du mal à la satisfaire. Cela est dû au fait qu’un certain nombre de marchés émergents deviennent de gros consommateurs de médicaments. C’est le cas, par exemple pour certains vaccins, les pays d’Europe de l’Est et la Chine faisant grimper la demande.

Quels sont les médicaments concernés aujourd’hui par les pénuries ?

Ceux qui rapportent le moins, donc surtout les génériques. Ce sont les brevets, valables de vingt à vingt-cinq ans, qui font gagner beaucoup aux firmes. Quand le médicament « vieillit », souvent, les organismes de remboursement font baisser son prix pour encourager l’innovation. On considère aussi que les dépenses de recherche et développement (R&D) ont été amorties et que ces médicaments peuvent supporter une baisse de leur prix de vente. Les laboratoires sont donc moins intéressés à les produire et vont chercher à augmenter leurs bénéfices en externalisant ou en cessant simplement de les fabriquer. D’après l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM), tous les médicaments d’intérêt thérapeutique majeur sont concernés par ces tensions, et plus particulièrement les médicaments cardiovasculaires, les médicaments du système nerveux, les anti-infectieux et les anticancéreux.

Quelles sont les conséquences pour la santé des Français ?

Cette aggravation du phénomène est susceptible de générer des problèmes de santé publique graves. Les médicaments en rupture n’ont pas toujours de substituts. Et quand il n’existe pas d’autres médicaments pour les remplacer, les malades n’ont tout simplement plus de traitement. À ma connaissance, il n’y a pas d’études qui chiffreraient ces conséquences, mais des médecins expliquent que des malades sont dans des situations extrêmement complexes et font face à une réelle dégradation de leur qualité de vie. Ce problème n’est pas spécifique à la France.

Depuis le 1er septembre, les laboratoires pharmaceutiques ont l’obligation de constituer un stock de sécurité minimal de deux mois pour les médicaments d’intérêt thérapeutique majeur. Cette mesure est-elle suffisante ?

Elle peut être intéressante pour les médicaments qui vont être en rupture ponctuelle, sur des durées très courtes, mais cela ne va pas régler le problème dans sa globalité. Par ailleurs, deux mois, c’est peu. Le Sénat en avait recommandé quatre. Se pose aussi la question des sanctions : comment cette obligation est-elle contrôlée ? que se passe-t-il si une firme ne la respecte pas ? Il n’est pas évident que toutes les firmes jouent le jeu, les médicaments d’intérêt thérapeutique majeur étant très nombreux.

Comment résoudre le problème ?

Une solution pourrait être qu’un établissement non lucratif soit chargé de produire un certain nombre de molécules d’intérêt thérapeutique majeur et généricables. On peut également envisager de contraindre les acteurs à relocaliser en Europe une partie de leur production. Il faut rappeler que, dans quasi tous les pays, c’est l’État qui rend le marché du médicament solvable. Il y a un marché parce que ces médicaments sont remboursés. Il y a sans doute là une action possible. On pourrait aussi imposer aux firmes l’obligation d’être plusieurs producteurs sur un même produit, jamais un seul ; ou encore conditionner les prix élevés des médicaments au moment de leur entrée sur le marché à une obligation de production jusqu’à ce qu’un autre médicament aussi efficace les remplace. Les États pourraient obliger les firmes à faire un tas de choses. Mais la France ne peut agir seule. Pour un État, engager un rapport de force avec les lobbys pharmaceutiques est impossible. Prenons un exemple : un médicament qui améliore considérablement la qualité de vie des jeunes patients atteints de la mucoviscidose vient de sortir. Le traitement coûte un peu plus de 250 000 euros par an et par patient. Imaginez la réaction publique si le gouvernement français refusait d’en faire profiter les jeunes malades parce qu’il n’a pas les moyens. C’est à l’Europe de faire pression. Le marché européen représente un peu moins d’un quart du marché mondial des médicaments. Les firmes peuvent se passer de chaque État individuellement, mais certainement pas de l’Union européenne.

L’Europe n’est-elle à ce jour pas mobilisée sur cette question ?

Non, il n’y a, à ma connaissance, pas de mobilisation collective en Europe, bien que les États rencontrent tous les mêmes problèmes. On peut regretter que l’Agence européenne du médicament, qui est en soi une bonne idée, ne soit quasiment qu’un guichet unique pour les firmes. Pour les patients, elle n’est pas très utile. Elle pourrait avoir un vrai rôle à jouer sur cette question de gestion des pénuries.

La France est-elle en mesure de relocaliser ?

La France a perdu énormément de parts de marché à l’international mais, bien qu’elle soit aujourd’hui le quatrième producteur européen de médicaments derrière l’Italie, elle reste un pays dans lequel la production est forte. Les compétences sont donc présentes sur le territoire et il faut les conserver. Il suffirait déjà de ne plus fermer des usines pour des questions de rentabilité financière. Bien souvent, ces entreprises sont rentables, elles ne le sont juste pas suffisamment pour les financiers. Maintenir notre tissu industriel est très important, c’est même un enjeu de santé publique. Pour les économistes, le médicament est considéré comme un bien tutélaire : parce qu’il a une importance particulière, son accès doit être garanti par l’État. Or, depuis cinquante ans, les États ont confié cette production au secteur privé. 

 

Propos recueillis par MANON PAULIC

 

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