Depuis une quinzaine d’années, plusieurs responsables de droite et d’extrême droite ont repris à leur compte les analyses de l’intellectuel marxiste Antonio Gramsci selon lesquelles la bataille culturelle et idéologique précéderait la victoire politique et électorale et en serait la condition. Une vulgate qui traduit une forme de fascination pour un auteur aux antipodes de leur sensibilité et qui s’est répandue comme une évidence, accompagnée de l’idée que le corpus idéologique de l’extrême droite serait dominant ou a minima en forte expansion en France.

Au-delà de certains thèmes et expressions propres à l’extrême droite qui se sont banalisés et ont gagné dans l’espace public – théorie du « grand remplacement », réactivation explicite ou implicite de la présence d’« ennemis de l’intérieur » et d’une guerre civile à l’œuvre, reprise de l’expression des « Français de papier », etc. – et de l’obsession chez certains d’une « pureté » à retrouver camouflée derrière le vocable de l’assimilation ou de l’expulsion des étrangers, est-ce si vrai ? Cinq éléments permettent de nuancer la porosité de la société française à ces idées.

Pour plus des trois quarts du pays, les sujets identitaires, mis en avant par l’extrême droite et une partie de la droite, ne constituent pas l’enjeu majeur

Lorsque l’on demande aux Français d’indiquer quelle est la crise qui traverse actuellement la France et qui leur semble la plus cruciale pour l’avenir, en proposant, comme choix de réponse, la crise sociale (stagnation du pouvoir d’achat, inégalités sociales et territoriales, manque de mobilité sociale…), la crise environnementale (réchauffement climatique, recul de la biodiversité…) et la crise identitaire (difficultés d’intégration des personnes étrangères, hausse de l’immigration, perte des valeurs traditionnelles…), la réponse est très claire : 46 % citent la crise sociale, 32 % la crise environnementale et 22 % la crise identitaire.

En d’autres termes, pour plus des trois quarts du pays, les sujets identitaires, mis en avant par l’extrême droite et une partie de la droite, ne constituent pas l’enjeu majeur. Même chez les sympathisants RN, 53 % seulement citent la crise identitaire, 35 % la crise sociale et 12 % la crise environnementale. La réalité est donc qu’il n’y a que chez les électeurs d’Éric Zemmour que ce sujet est massivement évoqué, avec un taux de 71 %.

Conclure trop vite à une domination des idées de l’extrême droite en France est largement erroné

On peut faire le même constat en partant des préoccupations détaillées des Français, dont la hiérarchie ne reflète pas vraiment les thèmes de prédilection de l’extrême droite : la première, massive, est le pouvoir d’achat (54 % de citations). Viennent ensuite la guerre en Ukraine (36 %), l’environnement (27 %), le système de santé (24 %) et, au même niveau, l’immigration (24 %). La délinquance n’est citée que par 18 % des Français.

Si l’on observe de plus près le positionnement des leaders à l’extrême droite de l’échiquier, Marine Le Pen joue elle-même davantage la désextrémisation que la polarisation. En mettant en avant la défense des libertés, de la laïcité et de la République, elle est à rebours de la tradition initiale du Front national et d’une lignée d’extrême droite pour laquelle la République, c’était « la gueuse » ; le sujet central, l’ordre plutôt que la liberté ; et l’ennemi absolu, l’immigration – un sujet que Marine Le Pen est toutefois loin d’avoir abandonné.

Enfin, si l’on regarde comment les Français se positionnent sur une échelle gauche-droite, les plus à droite (note de 9 et de 10) sont stables à 11 % entre mars 2020 – avant l’irruption d’Éric Zemmour – et octobre 2022. En réalité, il y a bien une droitisation de la société française, mais ce sont ceux qui se positionnent à droite (note 7 à 8) et non à l’extrême droite qui ont (légèrement) progressé, passant durant cette période de 22 % à 24 %.

Conclure trop vite à une domination des idées de l’extrême droite en France est donc largement erroné, même si certains thèmes se sont incontestablement répandus et si la dynamique électorale en faveur de ses candidats est particulièrement forte, proche de 33 %. 

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