Aux États-Unis, où je réside, la pandémie a donné lieu à des crises de nerfs collectives parfois cocasses. Grâce à Zoom, des parents qui n’avaient jamais mis les pieds dans une réunion de school board ont pu y assister depuis le confort de leur salon, sans avoir à retirer leur bas de pyjama pour hurler leur refus qu’on fasse porter le masque à leurs enfants ou qu’on leur raconte qu’ils sont automatiquement responsables de l’esclavage en tant que Blancs. Je doute qu’une chose aussi folle soit enseignée à des enfants de cinq ans, mais l’angoisse est réelle et perceptible chez les Américains blancs, qui forment une majorité de moins en moins écrasante de la population américaine.

Il est avéré que l’élection de Trump fut, entre autres, l’expression de cette panique identitaire. Un peu plus d’un an après l’insurrection du 6 janvier, un Parti républicain fanatisé porte directement l’étendard du suprémacisme blanc. Obsédé par les redécoupages avantageux des zones électorales, il mène une lutte acharnée, jusque devant la Cour suprême qui lui est favorable, contre les droits de vote des minorités. C’est un spectacle terrifiant, dans un système bipartite, que cette fuite en avant d’un des deux partis dans le mensonge, le complotisme et la défense à tout prix des privilèges d’un groupe ethnique. À croire que ses dirigeants, alignés sur leur base électorale raciste, en sont venus à estimer qu’il valait mieux en finir avec la démocratie plutôt que de la voir devenir sociale et multiraciale, et détruire le gouvernail pour ne pas avoir à le manœuvrer à tour de rôle.

Qui, en France, osera parler de suprématie blanche ?

Quand l’extrême droite sera au pouvoir en France, que ce soit en 2022 ou en 2027, élue sur son propre nom ou derrière le faux-nez des cyniques qui auront repris à leur compte le storytelling nationaliste et revanchard qui lui tient lieu de programme, je me demande qui, en France, osera parler de suprématie blanche. S’agit-il pourtant d’autre chose ? Le « grand remplacement » est encore qualifié de théorie raciste quand je lis à son sujet dans Le Monde, mais pour combien de temps ? La vitesse à laquelle elle se répand dans les esprits prouve qu’elle donne une physionomie à un cauchemar commun, beaucoup plus commun qu’on ne veut l’admettre. Les vies oniriques des électeurs de Zemmour/Le Pen (et de ceux qui partagent leur diagnostic mais pas les solutions) sont reliées par une seule et même passerelle.

Même intégré, assimilé, même avec un nom du calendrier et une cravate tricolore, on garde l’apparence, le faciès, la couleur de peau d’un remplaceur

Des femmes et des hommes à la peau sombre et aux cheveux frisés l’arpentent. Ils ont décidé de sortir de la coulisse : ils ne se contentent plus de conduire des VTC ou de porter des djellabas à Roubaix ; ils se présentent à des élections, s’expriment à la télé, dirigent des entreprises, participent à la vie civique de leur pays. Ce ne sont pas les immigrés et les étrangers qui hantent la nuit raciste que traverse la France, ce sont leurs enfants devenus français, et leurs petits-enfants, et la progéniture de ceux-ci, des générations entières de Français imposteurs, de faux frères qui n’auront de français que la nationalité, la langue et la culture, car ce blockbuster idéologique fait passer en contrebande l’idée qu’il faudrait, pour être pleinement français, être blanc.

Même intégré, assimilé, même avec un nom du calendrier et une cravate tricolore, on garde l’apparence, le faciès, la couleur de peau d’un remplaceur. Dans son récent Mesurer le racisme, vaincre les discriminations, Thomas Piketty remarque que « la discrimination est encore plus forte pour ceux qui ont réussi à remplir toutes les conditions officielles de la réussite [diplômes, stages], à satisfaire tous les codes… sauf ceux qu’ils ne peuvent pas changer ». Les zones de non-France qui épouvantent la candidate de la droite républicaine sont remplies de gens qui ont exactement ma tête, à moi qui suis tellement français et surtout, en tant que descendant d’Algériens, depuis si longtemps. Mes ancêtres vivaient dans un département français où ils étaient juridiquement inférieurs. Infligera-t-on des heures supplémentaires de laïcité à mes enfants à cause de leur nom de famille « à consonance » ?

Depuis ce côté de l’Atlantique qui est devenu le mien, la calamité raciste qui fait rage est au moins nommée et combattue comme telle

Il y a une dizaine d’années j’ai écrit une série de romans, Les Sauvages, où j’imaginais l’élection à la tête de l’État français d’un président berbère, musulman, de gauche, un métèque démocrate, idéaliste et impossible, qui devait d’ailleurs autant à Jed Bartlet (dans la série West Wing) qu’à Barack Obama. En réaction, la droite et l’extrême droite de ma politique-fiction fusionnaient dans un mouvement identitaire baptisé l’ADN, Alliance des droites nationales, animé par un duo de personnages grotesques, comme le sont en général les thuriféraires du roman national. Quelques années plus tard, l’ADN est en passe d’accéder au second tour in real life. Entre mon rêve d’une république multiculturelle et le désastre du présent, des attentats djihadistes ont ensanglanté le pays et jeté le soupçon sur les allégeances véritables des Arabes de France, en particulier s’ils ont le malheur de porter une barbe ou un hijab.

Dans l’Amérique post-11-Septembre, il valait mieux ne pas avoir la peau brune. L’écrivain Ayad Akhtar l’a raconté dans son génial Homeland Elegies. Comment ne pas perdre le goût d’un pays qui ne sera jamais tout à fait le sien ? La France de 2022 manifeste une inlassable hostilité à l’encontre des responsables du prétendu grand remplacement, on aura sans cesse parlé d’eux dans cette campagne, on ne les aura jamais entendus. Un silence assourdissant depuis ce côté de l’Atlantique qui est devenu le mien, où la calamité raciste qui fait rage est au moins nommée et combattue comme telle. 

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