Qui aurait pu parier, il y a quelques années, que le débat électoral se jouerait aussi sur le plateau de Cyril Hanouna ? Depuis la crise des Gilets jaunes en 2018, on savait l’animateur-producteur de l’hebdomadaire Balance ton post ! (BTP) et de la quotidienne Touche pas à mon poste ! (TPMP) soucieux de jouer un rôle de médiateur entre son public – jeune, peu diplômé et plutôt issu des catégories populaires – et le monde politique, afin de réduire la fracture entre les citoyens et leurs élus. Pour cette présidentielle, il avait annoncé vouloir « donner la parole à tout le monde. Nous sommes dans une démocratie, je souhaite faire le tour de ce qui va être proposé aux Français en ayant un regard critique ».

Cyril Hanouna s’est bien emparé du débat électoral, auquel il consacre 17 % de ses plateaux, mais il a surtout imposé un réductionnisme précoce de l’offre électorale en surmédiatisant les candidats d’extrême droite face à un président sortant favori des sondages. De septembre à décembre 2021, cette extrême droite politique (Reconquête, Rassemblement national, Les Patriotes, Debout la France) a occupé 52,9 % du temps d’antenne politique de TPMP. Cette exposition a surtout profité à Éric Zemmour qui concentre à lui seul 44,7 % du temps d’antenne politique de l’émission, devant Emmanuel Macron (22,5 %) et Marine Le Pen (7,5 %), les autres familles politiques se partageant des miettes. Contrairement à ses intentions proclamées, Cyril Hanouna donne si peu la parole « à tout le monde » que le 8 février 2022, le régulateur de l’audiovisuel, l’Arcom (ex-CSA), après avoir constaté que C8 avait « surexposé Reconquête » comme aucune autre chaîne, l’a rappelé à son devoir de respecter le pluralisme.

Par l’évacuation permanente du débat d’idées au profit de la mise en scène relationnelle et réputationnelle des invités, l’extrême droite a gagné en normalisation et en banalisation idéologique

Mais les données quantitatives ne suffisent pas à expliquer un phénomène plus redoutable encore, propre à l’émission de divertissement. Par l’évacuation permanente du débat d’idées au profit de la mise en scène relationnelle et réputationnelle des invités, l’extrême droite a gagné en normalisation et en banalisation idéologique. Sur le plateau, Cyril Hanouna s’amuse des moustaches en croc d’Antoine Diers, porte-parole des Amis d’Éric Zemmour ou lance un « je l’adore » à Stanislas Rigault, le président de Génération Z pour son sens de la repartie. Quant à Zemmour lui-même, il est tour à tour installé dans le puissant registre narratif de la victimisation (face à la gauche « bien-pensante », la « censure » de l’Arcom, la presse people immorale, la violence des militants antiracistes, etc.) ou celui de la performance. Car, sur le plateau de Cyril Hanouna, on commente les prestations médiatiques des uns ou les stratégies de communication des autres : les chroniqueurs ont beau jeu de dire « qu’ils ne partagent pas les idées » du candidat Zemmour (sans véritablement expliciter quelles idées), ils saluent souvent ses performances, lui reconnaissent du « courage » et une capacité à « maîtriser les horloges » du débat électoral. « Je rends tout le monde sympathique, c’est le seul problème », concédait Cyril Hanouna à propos de son interview ratée de Jean-Marie Le Pen en 2019, au cours de laquelle l’ancien leader du FN était apparu en papy accueillant et inoffensif.

Par intérêt commercial, obsédé par ses audiences, il sait qu’il a besoin de la locomotive Zemmour 

Pour parachever cette normalisation, le terme d’« extrême droite » n’apparaît d’ailleurs jamais dans le vocable de Cyril Hanouna, alors que l’animateur parle volontiers d’« extrême gauche » lorsqu’il invite l’ex-NPA Anasse Kazib ou le militant antifasciste Raphaël Arnault. Bref, on cherchera en vain pendant la précampagne cet « esprit critique » autoproclamé de l’animateur face aux représentants de l’extrême droite invités sur son plateau. Par intérêt commercial, obsédé par ses audiences, il sait qu’il a besoin de la locomotive Zemmour : pendant la précampagne, le candidat d’extrême droite lui a offert la majorité de ses pics d’audience de la saison.

Mais les talk-shows de Cyril Hanouna ne font pas simplement le jeu d’une extrême droite partisane. D’autres discours avancent plus masqués, incarnés par des invités dont le profil politique est rarement explicité par la production. Ces « influenceuses » politiques – car il s’agit souvent de jeunes femmes – sont suivies par une communauté militante sur leurs médias sociaux (YouTube, TikTok, Instagram, Twitter), mais elles ont surtout appris à s’adapter aux différentes arènes médiatiques en lissant leur parole pour parler au public populaire de Cyril Hanouna. Grâce à l’animateur-producteur, elles peuvent élargir leur audience et capter d’autres jeunes moins politisés. Leur objectif n’est pas d’en récolter directement un bénéfice électoral, mais d’installer la lecture identitaire des problèmes de société par la désignation de figures qui, selon elles, représentent des menaces culturelles contre l’identité française (minorités sexuelles, militants antiracistes, groupes religieux…).

À la différence de Juliette Briens, qui a clairement affirmé son soutien à Éric Zemmour en octobre, Alice Cordier, présidente d’un collectif identitaire créé en opposition aux mouvements féministes, est l’une de ces influenceuses régulièrement invitées par Cyril Hanouna. Sans jamais avoir clarifié son positionnement politique, elle ne refuse jamais une invitation : le 7 octobre 2021, elle vient dénoncer l’existence du « racisme anti-Blancs » dans BTP ; le 2 novembre, elle est sur le plateau de TPMP pour faire la critique d’un téléfilm sur la transidentité en condamnant la « propagande des minorités LGBT » ; le 26 janvier 2022, elle fait encore face à une étudiante voilée pour parler d’un reportage controversé de Zone interdite sur la radicalisation à Roubaix, etc.

Le 9 décembre, c’est au tour de l’ancienne porte-parole du mouvement (dissous) Génération identitaire, Thaïs d’Escufon, de venir sur le plateau témoigner de l’agression sexuelle dont elle dit avoir été victime de la part d’un migrant d’origine tunisienne. Une fois exposé le récit de son drame, elle dénonce aussitôt, montrant un feuillet de statistiques à l’appui, la politique migratoire du gouvernement. Devant les chroniqueurs gênés par l’instrumentalisation politique de sa propre agression, la jeune femme finit par s’indigner d’un « deux poids, deux mesures » des féministes et des médias dominants qui, malgré la vague #MeToo, ont douté de sa parole et contesté la réalité de son agression sur les réseaux sociaux. Le piège se referme sur les téléspectateurs, bien incapables de démêler la vérité des faits derrière cette injonction à ne jamais remettre en cause la parole d’une femme se disant victime d’agression sexuelle (héritage pourtant positif du mouvement #MeToo).

L’animateur-producteur attaché à la réussite de son business model est bel et bien devenu l’allié objectif des intérêts idéologiques de son patron Vincent Bolloré

Les « féministes identitaires », les « glam patriotes » et autres « influenceuses politiques » sont parfois remplacées par des « influenceurs » de la même mouvance comme le youtubeur « identitaire catholique » Baptiste Marchais, ou des profils catégoriels tel Michel Thooris, syndicaliste de France Police, organisation ultraminoritaire et radicale. Si Cyril Hanouna assure la promotion de ces nouveaux visages sur une chaîne généraliste, c’est avant tout parce que, confrontés à d’autres profils de revendications identitaires, ils garantissent la promesse du clash, du spectacle agonistique entre deux visions frontales de la société.

Si l’invasion de l’Ukraine par la Russie a provoqué un effet de sidération auprès des opinions, elle a aussi bousculé la mécanique du divertissement. Sur le plateau de Cyril Hanouna, les influenceurs identitaires ont cédé la place aux experts en géopolitique, militaires, porte-parole du ministère de la Défense, ex-agent du KGB, invités pour expliquer les enjeux sécuritaires, humanitaires et économiques du conflit. Mais dès la troisième semaine de guerre, la question des réfugiés ukrainiens est venue réactiver la mécanique de visibilisation des figures de l’extrême droite dans TPMP : le 11 mars, le porte-parole de Reconquête Jean Messiha était invité pour défendre l’idée d’un « tri » des réfugiés à accueillir sur le territoire national ; plus mal à l’aise après le changement de stratégie de son candidat Éric Zemmour qui avait dans un premier temps refusé d’accueillir des Ukrainiens, l’influenceuse Juliette Briens tentait d’expliquer le 23 mars qu’il ne fallait pas céder à la « dictature de l’émotion ».

L’électeur est le principal perdant de ces talk-shows où, au nom du divertissement, l’information éclairée sur les discours d’extrême droite n’est jamais de rigueur

Que les choses soient claires : si le système de valeurs des émissions de Cyril Hanouna ne peut être classé à l’extrême droite, l’animateur-producteur attaché à la réussite de son business model est bel et bien devenu l’allié objectif des intérêts idéologiques de son patron Vincent Bolloré. Qu’Éric Zemmour soit la locomotive de Cyril Hanouna ou l’outil d’une bataille culturelle espérée par l’industriel breton, une chose est sûre : l’électeur est le principal perdant de ces talk-shows où, au nom du divertissement, l’information éclairée sur les discours d’extrême droite n’est jamais de rigueur. « La liberté d’opinion est une farce si l’information sur les faits n’est pas garantie », disait Hannah Arendt dans La Crise de la culture (1961). De ce point de vue, Cyril Hanouna mérite bien sa réputation de grand farceur. 

Dessins ÉRIC HELIOT et JOCHEN GERNER

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