Ce qui me paraît frappant dans cette campagne, au-delà du haut potentiel électoral de l’extrême droite, ce sont les mots, les images, les expressions qui se sont imposés. On pourrait croire à un glissement politique inexorable face auquel le camp républicain serait forcément impuissant. Au contraire, je pense qu’il faut insister sur la construction imaginée dès les années 1970 par Alain de Benoist, le fondateur du Club de l’horloge, cette stratégie qui cherche à dicter ses idées par d’autres vecteurs que la bataille doctrinaire à découvert.

Parmi ces outils de fabrique de l’opinion, l’extrême droite a recours à un grand principe : l’extension du dicible dans le débat public à travers l’élargissement de la fenêtre d’Overton, du nom de Joseph P. Overton. Ce lobbyiste américain travaillait dans un think tank d’inspiration libérale. Il a mis au point dans les années 1990 des techniques permettant de rendre acceptables des idées auparavant disqualifiées. L’intuition d’Overton, c’est que cette fenêtre d’acceptabilité n’est pas figée. Elle change sur la longue durée, notamment sous l’effet d’évolutions culturelles – il prend l’exemple des discours autour de l’homosexualité. Mais, et c’est là qu’interviennent les spin doctors, il existe aussi des techniques destinées à accélérer l’élargissement de la fenêtre d’acceptabilité. On peut en distinguer trois.

La première : rendre visibles ses idées. L’extrême droite, très active sur les réseaux sociaux, mène une stratégie de réécriture de certains articles de Wikipédia comme le montre le récent livre de Vincent Bresson, Au cœur du Z, paru aux éditions Goutte d’Or.

La deuxième : franchir des paliers par effet de contraste. Si la fenêtre d’acceptabilité s’arrête à 6 sur une échelle de 10, comment faire accepter une idée à 7 ? L’une des techniques consiste à marteler des arguments se situant à 8 pour que l’idée classée à 7 finisse par paraître acceptable. En cela, Éric Zemmour constitue une fenêtre d’Overton géante pour Marine Le Pen dont les propos, par comparaison, semblent moins extrêmes.

La troisième : sonder les murailles en donnant des petits coups répétés en bordure de l’inacceptable, entre 6 et 7, afin de fragiliser cette frontière et, petit à petit, d’« épuiser la capacité à réagir », comme l’écrit la linguiste Cécile Alduy dans La Langue de Zemmour (Seuil). Cette stratégie est particulièrement visible dans Touche pas à mon poste !, l’émission de Cyril Hanouna, qui organise des débats borderline pour produire du clash, par exemple sur la peine de mort ou le racisme antifrançais, même si l’animateur se défend d’être extrême droite.

L’élargissement de la fenêtre d’Overton est pratiqué avec méthode par l’extrême droite depuis des années. Au centre de ce travail patient de normalisation sémantique se trouve la question du « grand remplacement », expression surgie pour la première fois en 2010, sous la plume de Renaud Camus. L’historien Laurent Joly fait cependant remonter non le terme, mais l’idée à Maurice Barrès, qui estimait qu’un nouveau peuple allait se substituer au peuple français, en l’occurrence les Juifs. Lorsque cette expression apparaît, elle est immédiatement qualifiée de théorie raciste et complotiste, dans la mesure où elle suppose qu’il existerait un pouvoir « remplaciste ». Le débat de la primaire républicaine en novembre sur LCI a constitué une étape importante sur le chemin de son acceptabilité, puisque onze minutes ont été consacrées à débattre de ce terme devant deux millions de téléspectateurs. Et lors de son meeting au Zénith, Valérie Pécresse a sciemment utilisé non seulement les deux notions martelées par Éric Zemmour, « le grand remplacement et le grand déclassement », mais aussi cité « la croisée des chemins », le nom de la tournée de promotion de son livre à l’automne, et repris la vieille rhétorique frontiste des « Français de papier » – sans oser les opposer, comme l’extrême droite le fait, aux « Français de souche », et préférant parler de « Français de cœur ».

Comment en est-on arrivé là ? En 2015, au moment de la publication de l’enquête de Dominique Albertini et de David Doucet sur la fachosphère, on dénombrait 200 groupes actifs dans cette mouvance ; aujourd’hui, le sociologue Erwan Lecœur estime qu’on en compte plus de 3 000. Leurs coups de boutoir peuvent être directement assumés, comme lorsque l’influenceuse Estelle Redpill (120 000 abonnés sur TikTok) invite Renaud Camus, ou plus masqués, quand ces groupes utilisent la gastronomie pour faire avancer leur idéologie. Les zemmouristes se rassemblent sous la bannière « team #JambonBeurre » pour mieux fustiger les restaurants kebabs qu’ils voient comme le symbole du remplacement culturel. Un influenceur identitaire, Baptiste Marchais, organise sur sa chaîne YouTube « Bench&cigars », ce qu’il appelle des « repas du seigneur ». Entre deux côtelettes d’agneau, il évoque la dévirilisation de l’homme et la nécessaire défense de la nation et de l’identité française en péril.

Ces groupes utilisent des codes marketing pour créer des communautés aux liens affinitaires. Ces méthodes sont des copier-coller de l’alt-right américaine. L’une des personnalités les plus puissantes de cette galaxie aux États-Unis, Milo Yiannopoulos, a théorisé que la gauche n’avait plus la force de la satire et du carnavalesque. Une idée reprise par la journaliste du Figaro Eugénie Bastié pour qui la « gauche Canal + » des années 1990 a perdu ses cibles : le beauf, le patron et l’Église. Place au rire d’extrême droite contre le néoféminisme, l’écologie et le progressisme.

Depuis des années, avec ses livres, ses émissions, paré du label d’une grande maison d’édition et de chaînes de télévision, Éric Zemmour a préparé le terrain, élargi la fenêtre d’Overton sur des sujets comme l’« ensauvagement » ou le « grand remplacement ». Il a utilisé les mêmes provocations que Donald Trump lors de sa campagne présidentielle de 2016 en qualifiant les mineurs migrants isolés de « voleurs, assassins et violeurs ». Laurent Joly a dit de lui qu’il était le premier candidat à la fois doctrinaire et idéologue. Il agit sur les idées, mais aussi sur les émotions et même sur l’intime dont Pierre Rosanvallon a démontré l’importance dans la formation des opinions. C’est le cas lorsqu’il met en scène son retour sur le lieu de son enfance, à Drancy, en Seine-Saint-Denis, pour l’émission de Jean-Marc Morandini, Face à la rue. En réalité, il utilise des effets de loupe en donnant le sentiment qu’il s’agit d’une situation générale. « On ne pense qu’en généralisant, la nuance ne vient qu’après », revendique-t-il.

Éric Zemmour construit des arcs narratifs sur plusieurs semaines à la manière d’une série Netflix

Ces effets de loupe sont également pratiqués par la chaîne YouTube Livre noir, fondée il y a moins d’un an par deux proches de Marion Maréchal. À travers des reportages reprenant les codes de Quotidien ou de Brut, elle constitue une formidable machine de propagande en faveur de Zemmour. En juin 2021, elle commandait à l’Ifop l’un des premiers sondages à tester une candidature Zemmour.

Quand Marine Le Pen mène une « campagne TF1 », Éric Zemmour construit des arcs narratifs sur plusieurs semaines à la manière d’une série Netflix. En octobre, il pointe une arme au salon Milipol ; en février, il assure aux policiers du syndicat Alliance qu’il est prêt à leur accorder la qualification de défense excusable, plus large que celle de légitime défense. Puisque les policiers sont exposés au djihad, explique-t-il, il faut les armer en conséquence.

La façon dont on représente le réel est un point crucial de toute campagne d’extrême droite. Il ne faut pas oublier la thèse du philosophe Daniel Bougnoux qui démontre que chaque révolution politique ou artistique est la résultante d’une crise de la représentation. La fachosphère a puissamment investi cette question. L’influenceuse Estelle Redpill n’a pas choisi son pseudonyme pour rien : elle fait référence à la pilule rouge de Matrix qui permet d’avoir accès au réel, à la différence de la pilule bleue. Quand le journaliste Martin Weill demande à Jordan Florentin, rédacteur en chef de Livre noir, les raisons d’un tel tropisme sur l’immigration, il répond : « Ah, vous n’avez pas l’habitude de parler du réel, vous dans les médias ! »

Jacques Lacan a théorisé l’importance du triptyque « imaginaire-symbolique-réel » dans la formation des identités. Zemmour travaille sur les deux premiers termes pour en conclure qu’il est seul à voir le réel. Dans sa vidéo de candidature, il investissait l’imaginaire national, de Gaulle, Chateaubriand, Zola, Hugo, et même Brassens et Barbara. Et surtout, il avait cette formule : « Longtemps, vous n’avez pas osé dire ce que vous voyiez et vous n’avez pas osé voir ce que vous voyiez. Et puis vous l’avez dit à votre femme, à votre mari, à vos enfants, à vos amis, à vos collègues, à vos voisins. Et puis, vous l’avez dit à des inconnus et vous avez compris que votre sentiment de dépossession était partagé par tous. La France n’était plus la France, et tout le monde s’en était aperçu. »

Dans sa pièce Rhinocéros, Eugène Ionesco se servait de la métaphore de la contagion pour expliquer comment les idées fascistes avaient pu se propager. Zemmour inverse la métaphore antifasciste. C’est une habitude de l’extrême droite. Au meeting de Lille, Guillaume Peltier a repris la sémantique du mouvement #MeToo en affirmant que « la peur doit changer de camp ». Quand il dit : « Il est minuit moins le quart », il détourne une expression de la mouvance écologiste et effondriste. Le terme « lobby » appliqué aux LGBT correspond à un imaginaire de lutte contre les puissants qui ne pensent qu’à leur propre intérêt et pas à celui de la collectivité. Il y a là un système argumentatif redoutable, une sorte « trappe zemmouriste » avec des ressorts sectaires dont il peut être difficile de sortir.

Je note que cette image de la pilule rouge est omniprésente chez les complotistes : seul Éric Zemmour révélerait une grande vérité cachée. Dans La France n’a pas dit son dernier mot, il raconte de nombreux déjeuners et dîners avec des représentants des élites politiques, économiques et médiatiques en prétendant que tout le monde serait d’accord avec lui sans que personne n’ose le dire. Comment s’opposer à quelqu’un qui « dit tout haut ce que tout le monde dit tout bas » ?

Marine Le Pen a conduit cette élection en « entrepreneuse de l’émotion »

En somme, l’extrême droite a réussi à construire un nouvel entrelacement entre, d’une part, un vieux logiciel de pensée issu de mouvements sectaires, contre-révolutionnaires, catholiques, nationalistes et ethnicistes, et, d’autre part, une esthétique et des codes très contemporains. C’était le brief de Zemmour : comment faire passer ce courant de pensée de la marge au centre, abaisser le coût d’adhésion aux idées extrêmes, la rendre presque tendance ? Utiliser pour cela les armes de l’image, du rire et même du cool, cette posture détachée, mais éminemment subversive, que les Afro-Américains adoptaient face à ceux qui prétendaient les humilier et que les jazzmen noirs américains Miles David et Lester Young ont popularisée.

L’extrême droite procède par renversement : puisque l’« ordre dominant » est de gauche, la vraie subversion ne peut être que de droite et même d’extrême droite. En cela, les unes du Figaro Magazine à l’encontre de l’audiovisuel public ou des « juges de la pensée » sont très utiles. Si j’en juge par les nombreuses reprises sur le réseau professionnel LinkedIn d’éléments de langage évoquant le « grand remplacement » et le « gauchisme » dominant, cette stratégie fonctionne.

Rien ne nous autorise à dire comment cette présidentielle se terminera. On insiste beaucoup sur la comparaison entre les stratégies opposées d’Éric Zemmour et de Marine Le Pen : masque expressif contre masque neutre, force centrifuge contre force centripète, les livres contre les chats… Mais derrière ces postures divergentes, les deux candidats se sont renforcés mutuellement. Éric Zemmour a ajouté sa pierre à l’entreprise de dédiabolisation de Marine Le Pen, qui paraît n’avoir jamais aussi bien fonctionné. Selon le dernier baromètre Elabe pour Les Échos et Radio Classique, celle-ci serait la deuxième personnalité politique préférée des Français ; en septembre, elle pointait à la onzième place.

Certains ont pu moquer sa campagne anesthésiante, ses confidences sur sa vie de mère célibataire, ses grossesses difficiles, sa vie en colocation et l’amour de ses six chats. En réalité, c’était une stratégie politique mûrement réfléchie : Marine Le Pen a conduit cette élection en « entrepreneuse de l’émotion », faisant le pari qu’après la « campagne dégagiste » de 2017, une France polytraumatisée – par les attentats, l’épisode des Gilets jaunes, la pandémie et la guerre en Ukraine – réclamait du soin et de l’unité. Elle a donc inventé la « campagne-thérapie » visant à accompagner émotionnellement les électeurs. Au cours des derniers mois, Le Pen et Zemmour ont pu s’opposer sur un mode autrefois décrit par Guy Debord – « pour que le spectacle fonctionne, il faut qu’il y ait de fausses oppositions » –, ils n’en mènent pas moins tous deux la même bataille culturelle et électorale, celle de l’extrême droite. 

 

Conversation avec PATRICE TRAPIER

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