Parmi les situations de cohabitation avec la faune sauvage en France, la question du loup est l’une des plus tendues et des plus symboliques. Au XIXe et au XXe siècle, Canis lupus était chassé et piégé contre ­ré­­compense, principalement parce qu’il représentait une menace pour l’élevage et pouvait être vecteur de la rage. Les derniers loups de ­l’Hexagone ont ainsi été tués dans les années 1940. Mais d’autres ont survécu en Italie, où l’espèce est protégée depuis 1971. Or, quand la meute – un groupe familial de loups – est en sureffectif, les jeunes, expulsés, colonisent de nouveaux territoires. Le canidé a donc fait naturellement son retour en France, par les Alpes du Sud, au début des années 1990. Plusieurs autres facteurs ont rendu possible ce retour : la déprise rurale et l’augmentation des surfaces forestières ont à la fois reconstitué l’habitat du loup, réduit la présence humaine et permis le développement des proies sauvages dont il se nourrit comme les chamois, les chevreuils, les cerfs, etc. À la même période, la France a signé la convention de Berne ainsi que la directive européenne Habitats-Faune-Flore, qui protègent toutes deux le loup en tant qu’espèce menacée. Le nouvel arrivant ne pouvait plus être abattu.

Dès lors, deux discours se sont opposés : pour les écologistes et une majorité de la population – dont beaucoup ne vivaient pas à proximité directe du loup –, ce retour était une bonne nouvelle, la preuve que les éco­systèmes se reconstituaient et que la biodiversité reprenait ses droits. D’autres acteurs en revanche, notamment les éleveurs et les chasseurs, y voyaient la réapparition d’un prédateur ou d’un concurrent. À leurs yeux, la cohabitation serait impossible. Au fil des ans, la présence lupine en France s’est accentuée. De quelques dizaines d’individus au milieu des années 1990, la population est passée à 624 en 2020, selon l’Office français de la biodiversité, et on estime qu’elle double environ tous les cinq ans. Et le loup n’est clairement plus un animal seulement alpin : sa présence s’est étendue aux Pyrénées, au Massif central, au Grand Est, mais a aussi été signalée récemment dans les régions Centre-Val de Loire et Nouvelle-Aquitaine. À l’été 2020, un loup a attaqué des ovins en Normandie et un autre a été heurté par un train dans le Poitou en mars 2021. À terme, tout le territoire français est potentiellement concerné. Dès lors, la réflexion doit s’inscrire dans un partage et un entremêlement de territoires : est-il possible de faire « cohabiter » une espèce sauvage carnivore et les activités humaines ? Ou faut-il établir une « coexistence », chacun vivant dans un périmètre séparé ?

 

L’un des pays en Europe qui tue le plus de loups

L’activité humaine la plus touchée est évidemment l’élevage en milieu ouvert. On compte en moyenne 12 000 animaux victimes du loup chaque année, essentiellement des ovins. Au-delà du manque à gagner que représentent ces décès, ­l’impact sur les éleveurs est aussi psychologique et les réactions culturelles : la présence du loup constitue une source d’intranquillité et une remise en cause des pratiques pastorales. Sans ­compter que la charge symbolique et médiatique du loup, alliée au travail d’influence des chasseurs et des syndicats agricoles sur les décideurs, exacerbe les réactions et politise le débat.

Depuis les années 2010, les arguments des « anti-loup » ­s’imposent, menant la France à devenir l’un des pays en Europe tuant le plus de loups, en dérogation de son statut d’espèce protégée : une centaine de loups par an sont légalement abattus à partir de 2019 (110 autorisés en 2021) – certaines bêtes sont tuées clandestinement, mais il est de fait difficile d’en établir le nombre. Cette politique d’élimination ressemble cependant plus à du défoulement pour donner des gages aux anti-loup qu’à une régulation réfléchie et efficace : elle recourt à du matériel interdit pour la chasse, comme les fusils longue portée ou les lunettes à infrarouge, et peut menacer la pérennité de l’espèce sur le territoire. En outre, les services de l’État ne déclenchent pas forcément ces tirs de façon pertinente : ils ont parfois lieu loin des zones de prédation immédiate et peuvent viser les « mauvais » loups, c’est-à-dire ceux qui ne s’attaquent pas aux ­troupeaux.

Surtout, le lien entre l’élimination de loups et la réduction des dégâts sur troupeau n’est pas aussi simple qu’il y paraît. Malgré l’abattage de dizaines de loups, par exemple, le nombre de bêtes tuées dans les troupeaux a continué d’augmenter. La baisse ne s’est fait sentir qu’en 2020, après l’élimination d’une centaine de loups supplémentaires. Selon le point d’étape d’une thèse en cours portée par l’Office français de la biodiversité, la prédation s’arrêterait à court terme à la suite d’un tir mortel, avant de reprendre localement quelques jours plus tard (InfoLoup, no 36 : « Bilan 2020 », mai 2021). D’après une autre étude présentée en 2016 par Adrian Treves, Miha Krofel et Jeannine McManus dans la revue Frontiers in Ecology and the Environment (vol. 14, p. 380-388), tuer les membres reproducteurs d’une meute conduit à l’éclatement de ce groupe familial de deux à six loups. Or, des loups devenus solitaires auraient davantage tendance à s’attaquer au bétail que des groupes constitués, qui se nourrissent plus régulièrement sur la faune ­sauvage.

Il serait intéressant de mener une réflexion sur les tirs d’effarouchement, avec des balles en caoutchouc ou du gros sel. Car le loup possède une excellente mémoire : s’il est traumatisé à cause d’un tir d’effarouchement en attaquant un troupeau, il sera dissuadé de recommencer et sa crainte se communiquera à ses congénères. Les loups ont toujours appris de la cohabitation. Mais un loup mort n’apprend rien. Rappelons enfin que le loup ne peut proliférer sur une zone : lorsque les proies viennent à manquer, les animaux s’autorégulent – les naissances sont limitées, les jeunes adultes chassés, et tout loup étranger empiétant sur le territoire d’une meute installée risque la mise à mort. Le meilleur allié contre le loup reste le loup lui-même.

 

Accompagner la cohabitation

Les parcs nationaux apportent une autre preuve que les nuisances dues aux loups ne sont pas directement corrélées à leur densité : eux aussi ont connu en 2020 une forte baisse des prédations (- 25 % en moyenne), alors que les tirs de loups y sont interdits. Or, de nombreuses expérimentations et politiques d’accompagnement des éleveurs sont menées dans ces espaces protégés : brigades de bergers mobiles déployées pour les seconder, aide au transport de matériel afin qu’ils quittent le moins possible leur poste, sans oublier un gros effort fourni en matière de médiation et de suivi des chiens de protection. Ce sont probablement ces pistes qui pourraient dessiner le schéma d’une cohabitation durable.

En parallèle de la politique de tirs, les autorités françaises ont instauré un soutien public massif aux éleveurs. Avec, tout d’abord, des indemnisations pour les bêtes perdues, prises en charge par le ministère de l’Écologie. En 2021, elles étaient en baisse et représentaient 11 849 animaux pour un montant de près de 4 millions d’euros. Les bêtes sont indemnisées en fonction de la qualité de l’animal (bélier, agneau, etc.) et grâce à un constat établi par un agent assermenté. Les éleveurs bénéficient également d’une batterie de mesures de protection en fonction de l’exposition de leur territoire aux dégâts du loup, principalement la mise en place de parcs électriques, d’un gardiennage renforcé et l’éducation des chiens de protection. Le coût de l’ensemble de ces mesures, financé par le ministère de ­l’Agriculture et par des fonds européens, est évalué à 28,63 millions d’euros.

Portent-elles leurs fruits ? Plus de 70 % des exploitations concernées par les attaques de loups en subissent moins de deux par an – notamment parce qu’elles ont pris des mesures de protection. La majorité des attaques se concentre sur un très petit nombre d’éleveurs. Certains manquent de préparation et d’équipement, car ils se trouvent dans une zone nouvellement colonisée par le loup. D’autres sont installés dans un territoire difficile à protéger, comme un vallon très escarpé et à la végétation très touffue, ou sont victimes d’une meute qui s’est « spécialisée » dans l’attaque du bétail. Mais certains éleveurs dénombrent de nombreuses pertes car ils refusent, par militantisme anti-loup, les mesures de protection.

 

Des conférences citoyennes pour établir la cohabitation

L’expansion d’une espèce « non conviviale », comme dirait le philosophe Patrick Degeorges, invite à nous interroger sur notre vivre-­ensemble et sur notre place dans une nature changeante. Comme le suggérait en 2015 José Bové, pourtant hostile au loup, ce sont des conférences de citoyens – sur le modèle de la convention citoyenne pour le climat – qu’il faudrait réunir pour traiter de la cohabitation avec le loup, afin d’aborder cette question sous toutes ses dimensions – et pas seulement sous son aspect ­agricole.

De nombreux territoires optent par exemple pour l’écotourisme, et la présence d’un animal sauvage emblématique permet de développer une sorte de marketing territorial. Des acteurs du Mercantour misent ainsi sur la fascination qu’exerce le loup pour attirer les visiteurs avec, par exemple, des balades thématiques ou le parc animalier Alpha, qui draine des milliers de visiteurs. De même, parmi les chasseurs, certains sont prêts à tolérer le loup, sachant pertinemment qu’il ne va pas manger tout le gibier présent. D’autres encore militent pour que la chasse au loup, vue comme une pratique d’élite, soit autorisée.

La présence du loup touche donc des enjeux qui relèvent du politique, de l’écologique, de l’agricole, mais elle a aussi des dimensions touristiques, culturelles, économiques. Elle nous pousse, en fin de compte, à développer une vision durable de la relation que nous voulons avoir avec notre environnement. Les territoires, leurs pratiques et leurs usages – qu’ils soient humains ou lupins – sont entremêlés, ce qui rend nécessaire de penser une cohabitation plutôt qu’une simple coexistence. Ouvrir un dialogue serein sera plus profitable que de sortir les fusils à lunette. 

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