C’est au cœur des glaciers et au milieu des volcans, loin des hommes, des arbres, des saumons et des rivières que je l’ai trouvé, ou que lui m’a trouvée. Je marche sur ce plateau d’altitude aride sur lequel je n’ai a priori rien à faire, je sors du glacier, je descends du volcan, derrière moi la fumée crée un halo de nuages. Je m’imagine seule pour toutes les raisons personnelles historiques et sociales que l’on sait mais pourtant je ne le suis pas. Un ours tout aussi déboussolé que moi se promène lui aussi sur ces hauteurs où il n’a rien à faire non plus, il est presque comme un alpiniste alors, c’est vrai que fait-il là, sur cette terre dégarnie sans baies ni poissons alors qu’il pourrait être tranquillement en forêt en train de pêcher ? Nous tombons l’un sur l’autre, si le kairos doit avoir une essence c’est celle-ci. Une aspérité du terrain nous cache l’un à l’autre, la brume monte, le vent ne souffle pas dans le bon sens. Quand je l’aperçois il est déjà devant moi, il est aussi surpris que moi. Nous sommes à deux mètres l’un de l’autre, il n’y a pas d’échappatoire possible, ni pour lui ni pour moi. Daria m’avait dit, si tu rencontres un ours, dis-lui « je ne te touche pas, tu ne me touches pas non plus ». Oui, certainement, mais pas là. Il me montre les dents, sans doute a-t-il peur, moi aussi j’ai peur, mais faute de pouvoir fuir, je l’imite, je lui montre les dents. Tout va très vite ensuite. Nous entrons en collision il me fait basculer j’ai les mains dans ses poils il me mord le visage puis la tête je sens mes os qui craquent je me dis je meurs mais je ne meurs pas, je suis pleinement consciente. Il lâche prise et m’attrape la jambe. J’en profite pour dégager mon piolet qui est resté à ma bretelle depuis la descente du glacier juste derrière, je le frappe avec, je ne sais pas où car j’ai les yeux fermés, je ne suis plus que sensation. Il lâche. J’ouvre les yeux, je le vois s’enfuir au loin en courant en boitant, je vois le sang sur mon arme de fortune. Et moi je reste là, hallucinée et sanguinolente, à me demander si je vais vivre mais je vis, je suis plus lucide que jamais, mon cerveau tourne à mille à l’heure. Je me dis : si je m’en sors, ce sera une autre vie.

En ce jour du 25 août 2015, l’événement n’est pas : un ours attaque une anthropologue française quelque part dans les montagnes du Kamtchatka. L’événement est un ours et une femme se rencontrent et les frontières entre les mondes implosent. Non seulement les limites physiques entre un humain et une bête, qui en se confrontant ouvrent des failles sur leur corps et dans leur tête. C’est aussi le temps du mythe qui rejoint la réalité ; le jadis qui rejoint l’actuel ; le rêve qui rejoint l’incarné. La scène se déroule de nos jours, mais elle pourrait tout aussi bien être advenue il y a mille ans. C’est juste moi et cet ours dans le monde contemporain indifférent à nos infimes trajectoires personnelles ; mais c’est aussi le face-à-face archétypal, c’est l’homme chancelant au sexe dressé face au bison blessé dans le puits de Lascaux. Comme dans la scène du puits, c’est l’incertitude quant à l’issue du combat qui préside à l’événement incroyable qui pourtant advient. Mais contrairement à la scène du puits, la suite n’est pas un mystère, puisque aucun de nous ne meurt, puisque nous revenons de l’impossible qui a eu lieu.

Ce n’est pas une pensée que je voudrais verbaliser ; je préfère l’écrire aujourd’hui assise au bord de la rivière dans la neige mouillée j’écris qu’il existe une loi implicite, silencieuse. Une loi propre aux prédateurs qui se cherchent et s’évitent dans les profondeurs des bois ou sur les dorsales de la terre. La loi est la suivante : lorsqu’ils se trouvent s’ils se trouvent, leurs territoires implosent, leurs mondes se retournent, leurs cheminements usuels s’altèrent et leurs liens deviennent indéfectibles. Il existe une suspension du mouvement une retenue un arrêt une stupeur qui saisit les deux fauves pris dans la rencontre archaïque — celle qui ne se prépare pas, celle qui ne s’évite pas, celle qui ne se fuit pas.

Au sortir du no man’s land tant espéré de la montagne du glacier du plateau d’altitude, finalement moins dépeuplé que je l’imaginais, il ne me reste que peu de certitudes. La stabilité des êtres et des choses m’échappe, leur organisation en systèmes intelligibles et institués me fuit, la possibilité de leur pérennité dans le temps me déserte. Mes « données », celles que j’avais soigneusement collectées, celles que j’avais commencé à mettre bout à bout pour créer un monde – celui que je voulais partager avec mes contemporains – gisent à présent à mes pieds comme autant de liens brisés qu’il faudra bien, plus tard, réagencer autrement. Pourquoi ? Potomou chto nado jit dalché. Parce qu’il faut pouvoir vivre plus loin, comme disent tous ceux qui habitent ici dans la forêt sur la rivière sous le volcan. Il faut pouvoir vivre après avec et face à cela ; juste vivre plus loin.

J’ai froid. Je cherche mon sac de couchage à tâtons, je m’emmitoufle comme je peux. Mon esprit part vers l’ours, revient ici, tourne, construit des liens, analyse et décortique, fait des plans de survivant sur la comète. Dedans cela doit ressembler à une prolifération incontrôlable de synapses qui envoient et reçoivent des informations plus rapidement que jamais, le tempo est celui, éclatant, fulgurant, autonome et ingouvernable, du rêve, pourtant rien n’a jamais été plus réel ni plus actuel. Les sons que je perçois sont démultipliés, j’entends comme le fauve, je suis le fauve. Je me demande un instant si l’ours va revenir pour m’achever, ou pour que je l’achève, moi, ou bien pour que nous mourions tous les deux dans une ultime étreinte. Mais déjà je sais, je sens, que ça n’arrivera pas, qu’il est loin maintenant, qu’il trébuche dans la steppe d’altitude, que le sang perle sur son pelage. À mesure qu’il s’éloigne et que je rentre en moi-même nous nous ressaisissons de nous-mêmes. Lui sans moi, moi sans lui, arriver à survivre malgré ce qui a été perdu dans le corps de l’autre ; arriver à vivre avec ce qui y a été déposé. 

Croire aux fauves © Éditions Gallimard, 2019 

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