Je devais avoir autour de 16 ou 17 ans quand j’ai pris conscience du pouvoir de la langue française. C’est entré dans ma vie par la chanson, mais aussi par quelques auteurs classiques, comme Rimbaud ou Apollinaire. J’ai soudain découvert qu’en quelques mots, la vibration et la musicalité étaient au rendez-vous et que la langue pouvait bousculer. J’écoutais surtout de la musique anglo-saxonne, mais sont arrivés à mes oreilles des artistes comme Alain Souchon et Alain Bashung, pour n’en citer que deux de cette génération. Chacun sculptait la langue à sa manière. Quand le premier racontait une petite histoire dans une narration ciselée, le second utilisait le flou poétique pour finalement être d’une clarté incroyable. À cette époque-là, j’avais plutôt un ballon au pied qu’une guitare à la main, mais cela m’a donné envie de commencer à fredonner. Comme mon anglais était plus qu’approximatif, je me suis dit qu’il fallait d’abord malaxer la langue française. C’est un peu effrayant au début, évidemment, car cela signifie qu’on va être compris du public devant lequel on joue, mais, en fin de compte, cela ne m’a jamais quitté. 

« Avec la langue française, on part en promenade »

Je ne saurais dire si telle ou telle langue est plus musicale ou sonne plus facilement. Chacune est singulière. La langue anglaise permet plein de petits rebonds, d’onomatopées. Impossible en français de glisser un « foule sentimentale, yeah ! ». Il faut s’appuyer sur autre chose. Ce qui est certain, c’est que la langue française est d’une richesse incroyable, notamment dans l’expression de la nuance, c’est d’ailleurs la raison pour laquelle elle a longtemps été la langue de la diplomatie. Avec elle, on part en promenade. Les variantes sont illimitées. Pourtant, elle se prête merveilleusement bien à la répétition, dans des styles aussi bien classiques que déstructurés. Une grande partie des chansons de Louise Attaque, comme « Je t’emmène au vent » ou « Arrache-moi », reposent sur cette base de répétitions et d’images décalées. Nous avons eu l’immense bonheur que le public les reprenne avec nous. Évidemment, la répétition permet de créer cette complicité, de fédérer, mais ce n’est pas un critère dans la création. Si vous spéculez sur ce que les gens veulent ou ne veulent pas, vous êtes dans la mauvaise voie. On accomplit le travail pour soi. Ce n’est pas de l’égoïsme, c’est la condition de la sincérité. 

Je prends souvent des notes – ce n’est pas très original ! Je retiens un mot joli dans une conversation, un autre que je n’ai pas encore utilisé… Il faut rester attentif. J’aime l’idée que la langue infuse en nous, qu’elle nous pénètre sans qu’on s’en aperçoive. C’est la face immergée de l’iceberg dans le processus de création, la part d’inconscient. Sans tomber dans le mysticisme, je suis convaincu que bien souvent on croit initier quelque chose sans s’apercevoir qu’on l’avait déjà commencé. C’est pour cela qu’il est essentiel dans la vie de savoir reconnaître les rencontres, les identifier quand on les croise. C’est vrai pour les personnes, c’est tout aussi vrai pour les mots. 

C’est un combat sans fin pour tenter de renouveler sa langue. La création est un muscle, il faut essayer de ne pas trop s’arrêter et d’entretenir un certain gainage des mots pour rester tonique ! 

Au fil du temps, c’est comme si on entrait différemment dans la pièce où se trouvent tous les mots. On ne vient pas se placer dans le même angle, les perspectives changent. Il ne s’agit pas forcément d’éviter la répétition d’un même mot, mais plutôt d’en faire un autre usage. C’est l’éternelle quête : comment ne pas produire systématiquement la même chose, tout en restant reconnaissable ? Tout le monde cherche sa singularité, mais elle cesse d’en être une si on fait toujours pareil. Cela devient une recette.

Je crois que je me promène plus généralement du côté du flou que de la narration, mais j’essaye de me déplacer d’un espace à l’autre. Je suis toujours heureux de glisser d’une phrase abstraite à une autre, plus facilement interprétable. J’aime l’idée de créer des virages, des turbulences. Il est très difficile d’écrire une narration que l’on peut interpréter de manière univoque. Brassens le faisait à merveille. Alain Souchon le fait aussi, mais il glisse souvent un petit mot ou une phrase qui permet au texte de prendre son envol : « un mieux, un rêve, un cheval… », et l’imagination galope.

Si vous prenez une chanson comme « Il y a », écrite pour Vanessa Paradis, c’est une liste de choses énumérées. « Il y a la littérature, le manque d’élan. L’inertie, le mouvement. » Je voulais qu’on ait l’impression d’être assis à une terrasse de café avec pour seule occupation de regarder autour de soi. Il n’y a pas vraiment d’action, juste une contemplation. Utiliser des verbes aurait perturbé ce moment-là. Une juxtaposition de noms permet tellement de fluidité et de possibles. Je serais très heureux si tout le monde n’entendait pas mes chansons de la même façon. Le public fait le pas d’un mot à l’autre, comme un danseur et une danseuse qui chaloupent. J’aime que ça respire ! Je ne pourrais pas habiter devant un fleuve qui s’écoule. Impossible pour moi : j’aurais l’impression que le temps passe à une vitesse infernale. En revanche, j’adorerais vivre en face de l’océan, suivre ses ondulations et la respiration de ses marées. 

 

Le plus beau mot de la langue française selon vous

Il y en a tant. « Silhouette », pour sa douceur, sa faculté à être associé au flou comme au net, et aussi parce que ce mot n’a pas, je crois, d’antonyme. Également le mot « exquis », qui est graphique, tonique, élégant. 

 

Le mot que vous dites le plus souvent

J’espère, le mot « pourquoi ? », car il ne faut jamais cesser de vouloir comprendre, apprendre…

 

Votre juron préféré

« Merdum. »

 

Le mot que vous détestez

« OK. » Ce n’est pas un mot d’ailleurs, et ça veut dire tout et son contraire.

 

Un mot typiquement français à faire découvrir à un étranger

« Saperlipopette. » Il pourrait être également mon juron favori ! 

 

Une chanson qui illustre la beauté de la langue française

« La nuit je mens », de Bashung.

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