Il y a eu l’Eurovision en 2021 et cette chanson, « Voilà », un succès soudain qui m’a permis de lancer ma première tournée. Mais cela aurait très bien pu s’arrêter aussi vite que ça avait commencé. Ce concours international est une espèce d’épiphénomène, chaque année a son nouveau vainqueur. J’ai donc une chance incroyable que cela se poursuive dans le temps et de pouvoir chanter dans ma langue, un peu partout dans le monde. J’ai fait autant de dates à l’étranger qu’en France, dans de très grandes salles où il y avait peu de Français. C’est complètement fou ! Ce qui me bouleverse à chaque fois, c’est que la réaction du public est exactement la même, que ce soit en France, en Pologne, en Lituanie, au Portugal ou en Espagne… Cela m’a beaucoup troublée au départ. Je fais de la chanson à texte. Les mots sont tellement importants pour moi que j’aimerais presque qu’on baisse la musique pour que l’on entende bien ce que je dis. Mais, en réalité, quelque chose de très puissant et d’impalpable les dépasse. Je crois que cela vibre tellement fort à l’intérieur de moi quand je chante que cela se transmet. 

« La réaction du public est exactement la même que ce soit en France, en Pologne, au Portugal ou en Espagne… »

Deux souvenirs m’ont particulièrement marquée. En 2022, je suis allée chanter en Serbie, accompagnée de mon grand-père. Il a quitté ce pays en 1955 par désaccord politique. Il était déserteur donc, pendant des années, il a été privé de papiers d’identité, mais surtout il ne pouvait pas retourner chez lui, parce qu’il y risquait la prison. Il a quitté sa famille, ses amis, sa culture, sa langue, sans pouvoir le confier à personne au risque d’être dénoncé. Il s’est exilé en France, a fini par obtenir la nationalité. Et puis, à l’âge de 89 ans, sa petite-fille le ramène au pays – un pays qui, bien sûr, a complètement changé – et elle chante en français devant lui et devant son peuple. C’est un des moments les plus forts que j’ai vécus. On a chanté ensemble « Tamo Daleko », un chant qu’entonnaient les Yougoslaves quand ils ont été envahis par les Turcs. Ce n’est pas un chant politique, c’est un chant d’union. La scène était en extérieur, au jardin botanique de Belgrade, et soudain tout le monde a repris avec nous dans une communion d’une puissance folle. Un jour, je lui ai demandé : « Tu te sens serbe ou français ? » Et il m’a répondu : « La Serbie, c’est ma mère, et la France, c’est mon épouse. Est-ce que, quand on épouse quelqu’un, on quitte sa mère pour autant ? » C’était exactement cela : un mariage, une union très forte de deux langues, de deux peuples, qui vivent en lui et qui vivent en moi par le simple fait que je suis sa petite fille… Et nous avons célébré la noce ensemble.

« c'est aussi pour cela que je fais ce métier : pour des luttes que je crois justes »

Mon deuxième souvenir se passe en Pologne. J’ai écrit une chanson qui s’appelle « Chair » et qui parle d’avortement. C’est un sujet très important et présent en moi, parce que cela m’est arrivé plusieurs fois. Cette chanson est un témoignage, elle raconte un ressenti mais n’impose pas une façon de penser. Je me souviens que dans l’avion, un de mes musiciens m’a alertée : « Tu as vu ce qui se passe en Pologne ? » Une vidéo tournait qui montrait que les femmes se rendant à leur premier rendez-vous de grossesse étaient recensées par les médecins afin d’éviter qu’elles se fassent avorter, les privant d’exercer ce droit dans des conditions médicalement décentes. Je chantais le lendemain devant plus de deux mille Polonais et il était absolument hors de question que je retire « Chair » de mon tour de chant. Quand est arrivé le moment de chanter, je me souviens que mes jambes ont commencé à trembler. J’étais terrorisée. Je me suis alors rappelé que, profondément, c’était aussi pour cela que je faisais ce métier : pour des luttes que je crois justes. J’ai introduit le morceau en disant que je savais la chance que j’avais d’être une femme en France et qu’il ne fallait jamais que l’on baisse les bras. Toutes les femmes se sont mises à hurler, je n’avais jamais entendu une chose pareille, cela m’a transpercé le corps tant c’était fort. Mes chansons portent des messages parfois durs à recevoir, mais j’ai cette chance de vivre cette communion de tendresse, de partage, de mémoire en commun avec énormément de femmes. Je refuse l’idée d’être une figure ou un modèle. Je suis en construction permanente et je ne suis pas à l’abri de penser dans dix ans que j’avais tort sur tel ou tel point – et tant mieux, c’est ainsi que l’on se construit.

En revanche, je sais parler et chanter. J’écris donc d’abord pour moi, pour aiguiser ma pensée, comprendre mes émotions, leur donner corps et qu’elles ne s’entassent pas dans mon mètre cinquante-huit ! Je suis très attentive à ce que rien n’influence ma façon d’écrire, ni le succès qui monte en France ou à l’étranger, ni les moments plus calmes. Cependant, je porte dans mes origines tellement de complexité, de pays différents, et par là même de politiques et de religions différentes, que je me sens au cœur des troubles de l’humanité. Il me serait impossible de ne pas utiliser cette richesse pour véhiculer des messages qui font du bien, à moi et aux autres, dans ce monde un peu terrifiant. Les mots sont des armes qui peuvent être dévastatrices. J’ai l’espoir de les utiliser pour la paix, pour ce qui nous lie plutôt que pour ce qui nous divise. On ne pourra jamais retirer à l’humain le lien qui nous unit les uns aux autres, la lumière qui nous habite, et la façon dont elle se transmet. C’est cette force que porte l’art, quelle que soit sa forme, c’est ce qui nous reste après les déluges. 

Conversation avec GABRIELLE TULOUP

Illustration Stéphane Trapier

Vous avez aimé ? Partagez-le !