Paloma Moritz : L’objectivité journalistique n’existe pas. Les mots ne sont pas neutres. En tant que journalistes, nous sommes des citoyens et des citoyennes, nous avons un positionnement par rapport au monde. Je ne considère pas que c’est du militantisme d’être engagée pour un monde plus juste, et j’aimerais bien que tout le monde le soit. Mais il faut être un petit peu humble : ni Cyril ni moi, nous n’arriverons à inverser la courbe des émissions de gaz à effet de serre ou à arrêter l’extinction de la biodiversité. En revanche, nous pouvons, à travers des mots qui sont bien choisis et pensés pour parler au plus grand nombre, engager à l’émancipation un maximum de personnes. La langue permet de faire passer des messages et notamment celui qu’il n’y a aucun combat vain face à l’urgence écologique. Il est essentiel de mettre des mots sur des sentiments tels que l’indignation, la colère ou l’impuissance, pour pouvoir parler un langage commun à partir duquel on peut commencer à s’émanciper et à résister.

« L’art est une manière d’ouvrir une autre porte d’entrée sur ces questions »

Cyril Dion : La langue est émancipatrice aussi parce que plus on maîtrise de mots, plus on est capable de décrire, de réfléchir, de se positionner et donc de transformer le monde. Certains mots ont une qualité performative : ils nous saisissent, nous bouleversent, parfois nous manipulent. On dit que les mots sont des murs ou des fenêtres, on pourrait aussi bien dire qu’ils sont des grenades ou des fleurs. Il y a une forme de responsabilité à utiliser des mots et à ne pas en faire n’importe quoi.

Paloma Moritz : Sur Blast, j’ai créé une série sur l’art et l’écologie. Mon objectif était de montrer comment la musique, l’écriture, la fiction permettent de raconter une autre histoire sur les questions écologiques, en faisant appel à la sensibilité. J’ai reçu Alain Damasio. Pour lui – et je le rejoins tout à fait –, il y a un vrai questionnement à avoir sur le fait de renoncer ou non à certains mots trop récupérés et finalement mal compris par l’opinion publique. Je pense notamment au mot « résilience », qui a été employé à tort et à travers et est aujourd’hui complètement dénaturé. De la même façon, je me bats pour que l’on arrête d’utiliser le mot « environnement ». Quand on dit qu’il faut « protéger l’environnement », on se place dans une position extérieure au problème, comme si nous n’étions pas concernés. À l’inverse, le mot « vivant », qui a émergé dans le débat public ces dernières années, notamment grâce à des philosophes comme Baptiste Morizot, est absolument génial parce qu’il nous permet de sortir d’une perspective anthropocentrée. L’art est une manière d’ouvrir une autre porte d’entrée sur ces questions. Quand Pomme chante « Les Séquoias », son émotion et sa poésie ont quelque chose d’un exutoire apaisant l’angoisse de voir le vivant détruit partout autour de nous.

Cyril Dion : La poésie peut être une langue que tout le monde choisit d’apprendre ou de pratiquer, mais ce n’est pas une langue du quotidien. Au contraire, il me semble qu’on dépérit un peu du fait que la langue est de plus en plus vidée de sa substance. Nous avons justement besoin d’une langue un peu échevelée, qui nous fasse dresser les poils, qui nous mette les larmes aux yeux, qui nous ramène au monde et à notre capacité d’empathie. Une langue qui renoue avec notre volonté d’embrasser la complexité du monde, dans tous les sens du terme. C’est pour ça que je fais de la poésie. C’est comme si cela me régénérait. Je me souviens d’un matin où je me suis levé dans une espèce de désespérance, avec le sentiment que tous les efforts faits ne servaient à rien, ne changeaient rien. Je partais pour une représentation de Résistances poétiques et je savais que la seule chose qui pourrait me réconforter ce serait de trouver un bouquin de poésie. J’ai acheté Muguet rouge de Christian Bobin au Relay de la Gare du Nord. « Aller d’une présence subtile à une autre présence subtile pour en extraire une nourriture solaire est un travail d’abeille et de poète. » Ces lignes me redonnaient du courage. La beauté des mots nous relie à quelque chose de tellement essentiel qu’on se sent ragaillardi. C’est un peu ce que Corinne Morel Darleux décrit quand elle parle de la dignité du présent face à la catastrophe. D’une certaine manière, la poésie nous redonne une forme de dignité du présent. 

Paloma Moritz : Tu me disais que, dans ta poésie, tu utilisais volontairement des termes très triviaux afin de faire ressortir la beauté d’autres mots. 

Cyril Dion : Dans mon dernier recueil La Route sans fin, il y a un très court poème : « La beauté du monde. Guerre, foutre et crachat. La beauté du monde et le ciel orangé qui me bouleverse à chaque fois. » Le contraste extrêmement fort entre la crudité de certains mots, leur trivialité, et la douceur de certains autres me touche. Je cite souvent un de mes haïkus préférés d’Issa, un poète japonais du xixe siècle : « Ce monde de rosée / est un monde de rosée / pourtant et pourtant »… Le premier vers dit toute la pureté, toute la douceur, toute la perfection que ce monde peut avoir. On pense à ces flocons de neige qui sont dessinés de façon incroyablement géométrique, aux ramures des feuilles, à l’océan, à tous les animaux qui ont des couleurs improbables. Dans « pourtant et pourtant », il y a tout le reste : la guerre, le viol, la mesquinerie et les parkings avec les Auchan. C’est la magie du langage et des mots. Les personnes qui écrivent des chansons sont souvent les plus douées pour ça. En quelques mots ils parviennent à dire une immensité de choses universelles.

Paloma Moritz : Quand on essaie d’alerter, de faire en sorte qu’une action soit entreprise face à l’urgence sociale, écologique, démocratique, il arrive que l’on se sente découragé. Certaines chansons redonnent du courage et de l’élan pour se battre. Je réécoute souvent « People Have the Power » de Patti Smith pour me remotiver.

Cyril Dion : Après les élections européennes, on s’est réécouté « Hexagone » de Renaud et « The Times They are A-Changin’ » de Dylan, évidemment. On s’est dit qu’il fallait au moins ça ! Je pourrais en citer tellement. Je ne peux pas vivre sans chansons. C’est ce qui me ramène à moi, m’apaise ou me donne envie de danser. 

Paloma Moritz : La musique permet parfois de libérer quelque chose qui est verrouillé en nous. Notre société a tendance à rejeter l’expression des émotions. On n’est pas censé pleurer à la télévision, ni s’énerver d’ailleurs – on m’a souvent reproché ma colère. Dans ce rassemblement qu’il y a eu place de la République après l’annonce des scores du RN et de la dissolution de l’Assemblée, tout le monde chantait en chœur « Siamo tutti antifascisti ». Et nous avons été nombreux à en avoir les larmes aux yeux. 

Cyril Dion : Chanter avec des gens est pour moi l’une des expériences collectives les plus puissantes qui soient. Je suis un cinglé de Brassens. Après les attentats, une chanson comme « Mourir pour des idées » vient tout de suite en tête et constitue une espèce d’antidote, une chose qu’on a dans la poche, qu’on peut sortir et qui répare un tout petit peu. 

 

Le mot le plus beau de la langue française

Paloma Moritz : J’hésite entre « volupté », pour sa sonorité et l’étendue de ce qu’il évoque, et « absolu ». Je fais partie des gens qui sont en quête d’absolu. Aragon disait : « Qui a le goût de l’absolu renonce par là même à tout bonheur. » C’est important de montrer aujourd’hui qu’on peut avoir le goût de l’absolu et ne pas renoncer au bonheur.

 

Le mot que vous dites le plus

Cyril Dion : « Fou », comme dans « un truc de fou », c’est un mot qui permet d’exprimer plein de choses différentes, une petite facilité du quotidien.

Paloma Moritz : Pour moi, ce serait « bref ». J’ai tendance à vouloir dire trop de choses en beaucoup trop de temps. Un mot pour dire ce que je ne sais pas faire !

 

Votre juron préféré

Cyril Dion : « Fuck » et « sa mère ».

Paloma Moritz : Bravo, Cyril… Mais c’est vrai que c’est très difficile de trouver un juron qui ne soit pas sexiste, moi je dis « putain », ce n’est pas mieux !

 

Le mot que vous détestez 

Cyril Dion : « Raclure. » Je n’aime pas ce mot, je n’aime pas ce que ça évoque non plus !

 

Un mot typiquement français à faire découvrir à un étranger

Paloma Moritz : « Vanité », une chose très française…

Cyril Dion : … ou « arrogance » !

Une chanson qui illustre la beauté de la langue française : 

Cyril Dion : « Les oiseaux de passage », de Richepin, chanté par Brassens.

Paloma Moritz : « Grandiose », de Pomme, pour la beauté de ce mot… très français aussi !

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