Le déclin de la France, c’est moi. Rien ne m’y avait préparée. Enfin, j’exagère, il y avait des indices. Davantage que des indices, même. Mais voilà, on a beau faire, on a beau savoir, ça étonne toujours.

« Vous savez, moi, je suis restée vieille France », m’est-il parfois arrivé de dire. Pas tant par conviction que par jeu. Par ennui. Par provocation, aussi, une provocation légère – pour voir, en face, quelle serait la réaction. Vieille France. L’expression daterait de la fin du XIXe siècle. Elle signifie « démodé », « compassé », « à l’ancienne », d’une manière « un peu ridicule ». Mais moi, ce n’est pas par conservatisme que je l’employais, ni par autodénigrement ; c’était par goût de l’expérimentation. Oui, c’était une phrase d’apprentie chimiste. J’aimais la petite secousse qu’elle provoquait ; le petit choc qu’elle pouvait causer à mon interlocuteur, mon interlocutrice. Ces mots en eux-mêmes n’ont rien de particulier, c’est uniquement dans ma bouche qu’ils se chargent d’une autre teneur, d’une sorte d’électricité. Oui, c’est dans ma bouche à moi que cette expression devenait étrange et drôle, car moi, tout l’indique, à commencer par mon nom qui le clame et le proclame, moi, je suis tout sauf vieille France.

Moi, je suis la France récente. Mes parents sont arrivés dans les années 1970 d’un pays qui aujourd’hui n’existe plus – la Yougoslavie – et j’ai été la première Française de la famille. La nationalité française, je l’ai obtenue à 16 ans, après en avoir fait la demande. Lorsque j’ai reçu ma première carte d’identité, trois de mes amies nées Françaises – celle qui était à moitié algérienne, celle qui était à moitié italienne et celle qui était à moitié russe – m’ont emmenée boire un expresso bien serré pour fêter ça. Puis nous avons mangé des éclairs au chocolat dehors, non loin de notre lycée, dans le square Louis-XVI où nous allions souvent, non par ferveur royaliste mais pour fumer en toute tranquillité, loin des regards adultes. Toutefois je m’interroge, aujourd’hui : en allumant nos Marlboro d’une même flamme, près de l’ancien tombeau d’une reine décapitée, avions-nous conscience d’incarner, à nous quatre, le déclin de la France ? Je suis à peu près certaine que non. L’année suivante, nous avons eu le bac. Nous avons fait des études supérieures, nous sommes parties vivre à l’étranger, nous sommes revenues. Nous avons enseigné, nous avons traduit, nous avons travaillé dans une banque, nous avons travaillé dans une université, une maison d’édition, un collège. Nous avons eu des joies et des peines, nous nous sommes perdues de vue, nous nous sommes retrouvées. Certaines d’entre nous ont eu des enfants. Et pendant tout cela, sans le savoir, nous étions le déclin de la France. Et maintenant, j’imagine, ce sont nos enfants, le déclin de la France.

Je suis ironique, bien sûr. J’essaie de ne plus l’être dans ma vie quotidienne mais, par écrit, je m’y risque encore. L’ironie, qui nous permet de dire une chose sans y adhérer, sans y croire – pour la dénoncer – est un outil redoutable. Une arme, même, peut-être. Je dis « le déclin de la France, c’est moi » comme je me disais auparavant « vieille France ». Mais même ainsi, même avec ironie, ces mots me viennent difficilement. Même avec ironie, et pour le dénoncer, il est difficile de se faire la complice de son propre procès. Quelle est la France qui déclinerait ainsi ? Celle des villages et des clochers, des enfants blonds, bien élevés, aux prénoms tous issus du calendrier – cette France qui est, dans une large part, une fiction nostalgique, construite par des gens qui ne l’ont pas connue ?

Si je me prénommais Jacqueline, comme je le prétends parfois, incarnerais-je moins le déclin de la France ? Et si j’avais accepté de franciser mon nom, à 16 ans, pour m’appeler Alaincaval (en hommage au cinéaste Alain Cavalier, bien entendu) – qu’en serait-il alors ? Jacqueline Alaincaval, quelle vie aurait-elle, que représenterait-elle ? Je me le demande parfois. Je me demande aussi quel aurait été le prix de cette conversion-là. Le prix à payer – le dernier qui intéresse ceux qui nous pressent de renoncer à notre histoire, à nos liens, à notre part familiale. Le prix intime, quel serait-il ? Aujourd’hui, un quart de siècle plus tard, je suis soulagée de ne pas avoir condamné mon père à cette forme de solitude si particulière, et de ne pas m’y être condamnée dans le même geste. Je ne regrette pas de ne pas avoir renoncé au nom de mon père quand j’en ai eu la possibilité. Même s’il m’arrive encore, parfois, d’y penser, comme si je pesais le pour et le contre, ce que je n’ai pas le souvenir d’avoir fait à 16 ans. Peser le pour et le contre, c’est un talent d’exilé, souvent transmis à la génération suivante – une gymnastique mentale qui maintient l’esprit en alerte, ce qui n’est pas forcément une mauvaise chose en soi, mais qui nous voue à un inconfort constant. En revanche, mettre et remettre ces questions étroitement identitaires sur le métier, en faire un point de débat, voilà qui me paraît une entreprise bien malhonnête. Et bien obscène. Il est vrai que chacun voit le déclin de la France à sa porte : il me semble que c’est précisément cette petite rhétorique étriquée, haineuse, qui l’incarne. Moi, s’il y a une France que je regrette sans pour autant l’avoir connue, c’est celle où, comme chez mon amie C., on dressait toujours la table en ajoutant un couvert supplémentaire, « pour l’inconnu qui passe ». 

 

 

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