Cartes sur table
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Le mot déclin convient-il pour qualifier l’état actuel de la France ?
Nicolas Baverez : Oui, il décrit exactement la situation de notre pays. La discussion est obscurcie par la confusion entre les jugements moraux et l’analyse factuelle. Parler de déchéance ou de décadence donne l’impression d’un processus irréversible. C’est une appréciation morale et non pas une analyse historique. Si l’on en reste aux faits, le déclin de la France est avéré. On en trouve bien des illustrations et des preuves. Prenons d’abord l’économie. En 1900, la France est la quatrième puissance mondiale. En 2000 aussi. Aujourd’hui, elle se situe entre le sixième et le septième rang, et elle va continuer à perdre des places. Une économie assure trois grandes fonctions : la production, la régulation et la redistribution. Chez nous, plus rien ne marche. La production stagne, avec une croissance potentielle très faible, de l’ordre de 1 % par an. La désindustrialisation est très marquée, avec une activité manufacturière inférieure à 10 % du PIB. Pour apprécier la puissance d’un appareil productif, on doit d’abord regarder sa compétitivité. Or la France va enregistrer cette année un déficit extérieur de l’ordre de 70 milliards d’euros. La production permet ensuite de distribuer. Or le pouvoir d’achat décroche de manière spectaculaire. La France et l’Allemagne avaient un PIB par habitant proche en 2000 ; aujourd’hui, il est inférieur de 15 % en France. Malgré la hausse des transferts sociaux qui culminent à 34 % du PIB, la population se paupérise. Et ces transferts sont financés par la dette publique, qui est passée de 20 à 116 % du PIB depuis 1980. Simultanément, la qualité des services publics s’est effondrée en matière de santé, d’éducation, de sécurité et de justice. La société est par ailleurs rongée par un chômage permanent, qui touche autour de 8 % de la population active. La France est ainsi le seul des grands pays développés qui n’a jamais connu de plein-emploi depuis les années 1970. Ce chômage structurel est une vraie exception française qui a des effets délétères sur toute la société.
Ces signes de déclin sont-ils seulement économiques ?
Nicolas Baverez : Non, un autre sujet d’inquiétude, c’est l’extrême polarisation et la désintégration de la société. Le mouvement des Gilets jaunes en est le produit ; cela nourrit par ailleurs le terrorisme islamiste. Gérard Collomb a fait le constat clinique de l’implosion de la nation, qui juxtapose désormais des communautés, des bandes ou des gangs qui ne vivent plus côte à côte, mais face à face1. La violence monte de manière spectaculaire depuis le début du siècle, qu’il s’agisse d’agressions contre les personnes (350 000 au premier semestre 2021), des homicides et tentatives d’homicides (2 200) ou des actes de terrorisme (notre pays est le troisième le plus touché par le nombre de victimes depuis 2015 en dehors des zones de guerre).
Un autre marqueur du déclin est la réduction de l’influence de la France et de sa capacité à entraîner les autres nations, en Europe comme dans le monde. La politique est à la fois rationnelle et impitoyable : quand un pays décroche et que ses dirigeants sont incapables de le réformer, sa crédibilité pour agir à l’extérieur est faible. En Europe, l’Union européenne se confond aujourd’hui avec la seule Allemagne. On ne pourra reconstituer un moteur franco-allemand que si la France parvient à régler ses problèmes et à rétablir sa puissance économique. Même chose au niveau mondial. Il y a eu des moments de réussite, comme lorsque Nicolas Sarkozy est parvenu à peser dans la crise géorgienne ou qu’il a obtenu que soit organisé, après le krach de 2008, le premier G20 des chefs d’État et de gouvernement. Mais la France n’est plus un interlocuteur de premier rang ni même une puissance d’équilibre, comme l’ont montré la crise des sous-marins australiens ou l’échec des tentatives de médiation avec la Russie, l’Iran ou le Liban. En Afrique, notre présence est très contestée : la Chine est devenue de très loin le premier partenaire de ce continent, et nous sommes en grande difficulté au Sahel. Un des points forts qui reste à la France, c’est le fait de maîtriser la dissuasion nucléaire, d’avoir un modèle complet d’armée et de pouvoir intervenir en premier sur certains théâtres africains. Mais il n’est pas de stratégie qui ne soit globale, ce qui exige de pouvoir articuler l’outil militaire avec les autres facteurs de puissance. Voilà le tableau factuel du déclin français. Si on n’accepte pas ce diagnostic, il n’y a pas de possibilité de réformer ou de redresser notre pays. Or depuis quatre décennies, nos dirigeants sont dans le déni et entretiennent les citoyens dans une grande illusion.
David Djaïz, partagez-vous ce tableau très sombre de la situation française ?
David Djaïz : On pourrait faire un tableau à double colonne sur les forces et les faiblesses françaises. Si je devais hiérarchiser nos faiblesses, la première qui saute aux yeux est le déclin éducatif. Quand on regarde les enquêtes Timss sur le niveau des écoliers et des collégiens en mathématiques et en sciences, le décrochage est très fort2. Et pour cette vieille nation intellectuelle qu’est la France, c’est un facteur d’inquiétude. L’autre faiblesse insigne, c’est la désindustrialisation du pays. Des économistes auront beau nous expliquer que c’est lié à l’automatisation ou à l’externalisation, la part de l’industrie manufacturière est tombée à 10 %, contre 22 % en Allemagne, selon la Direction générale des entreprises. Un troisième facteur de faiblesse est la crise démocratique particulièrement aiguë que connaît notre pays, mesurée par un niveau de défiance himalayesque et des taux d’abstention en constante progression aux élections intermédiaires.
Et du côté de nos forces ?
David Djaïz : J’en vois tout de même quelques-unes. Nous disposons encore d’un siège au Conseil de sécurité de l’ONU et d’une capacité, certes limitée mais réelle, d’intervention autonome dans des théâtres d’opérations. On l’a vu au Mali, même si la difficulté à soutenir ces opérations sur le temps long est de plus en plus grande. Nous avons aussi un système de solidarité interterritoriale quasi unique au monde. Aujourd’hui, la région Île-de-France produit 30 % de la richesse nationale. Mais, à la fin du mois, le revenu disponible brut qui arrive dans la poche des ménages qui y habitent n’est plus que 20 % du total national. Autrement dit, dix points de richesse partent vers les autres régions. Grâce à notre appareil de solidarité et notamment grâce à notre Sécurité sociale, on a la capacité d’assurer une véritable unité républicaine. Et nous n’avons pas de sécessionnisme régional. Rappelons que nous sommes entourés par une Espagne dont la Catalogne est largement indépendantiste, une Italie du Nord qui se demande que faire avec le Mezzogiorno, une question régionale qui se ravive en Allemagne avec la très difficile intégration des Länder de l’Est, une Belgique qui est dans une crise nationale permanente et un Royaume-Uni post-Brexit au bord de l’implosion avec la question écossaise. L’unité française est au fond assez singulière en Europe de l’Ouest pour être rappelée.
Faut-il alors vraiment parler de déclin ?
David Djaïz : L’histoire de France est une alternance de désastres et de rebonds. Raymond Aron avait écrit un article dans lequel il rapproche la démarche de Renan et celle de Marc Bloch3. 1870 est une défaite écrasante face à la Prusse. Ernest Renan écrit alors La Réforme intellectuelle et morale de la France afin d’analyser les raisons qui ont mené à la défaite. Selon lui, la France a péché par où elle se croyait la meilleure, c’est-à-dire l’instruction. En 1945 paraît L’Étrange défaite de Marc Bloch, diagnostic implacable des raisons qui ont conduit à l’effondrement de 1940. Ce qui m’intéresse, c’est de voir qu’après ces phases d’effondrement et d’humiliation nationale, on a été capable de reconstruire un modèle d’organisation de la société fondé sur un diagnostic partagé par la plupart des forces sociales et productives du pays. Après-guerre, malgré un niveau de conflictualité sociale élevé – la CGT compte cinq millions d’adhérents et de grandes grèves insurrectionnelles éclatent en 1947 –, malgré un niveau d’instabilité polit
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David Djaïz
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