Un homme, isolé au milieu d’une bataille fumante, se relève à grand-peine. Il redresse le buste, yeux fermés. Ce tableau est un des symptômes les plus poignants du traumatisme de la défaite française contre la Prusse en 1870, défaite qui est elle-même synonyme d’un sentiment de déclin paroxystique dans l’histoire nationale. Pour rappel : elle voit le régime de Napoléon III chuter, augure d’une guerre civile (la Commune de Paris et son issue sanglante) et de l’amputation d’une ample partie du territoire à l’est. Plus largement, elle prépare les deux futurs conflits mondiaux et ravive les débâcles de la campagne de Russie et de Waterloo. En 1870-1871 comme en 1813-1815, la France est un empire qui s’écroule.

Culturellement, la conviction de l’intolérable déclin du pays, consécutive à la capitulation, a infusé dans de nombreuses œuvres littéraires et visuelles, de Rimbaud à Gustave Doré. Ici, la symbolique est avant tout celle d’un naufrage militaire : l’écrasement de l’infanterie par les troupes de Bismarck s’y avère tragique. Le pantalon garance et le képi rouge et bleu, typiquement français, sont cloués au sol, de même qu’on voit le fusil Chassepot et la trompette gésir au premier plan. Au loin, c’est la désolation, avec un vol de funèbres oiseaux noirs au-dessus d’un paysage blanchi. Blanchi par quoi ? Superficiellement, on croirait voir de la neige, comme celle qui a dévoré la Grande Armée à Moscou. Cependant, la bataille a eu lieu à Saint-Privat, à côté de Metz, en plein été, et on songe alors que ce sont peut-être la poussière et la cendre qui ont ossifié les terres lorraines, sachant que la Prusse a gagné la guerre en profitant notamment d’un nouveau type d’obus, plus efficace que les boulets français… 

Du brave soldat qui domine la composition, on connaît l’identité. Il s’agit de Théodore Larran, un homme originaire de Bayonne qui se destinait à une vie ecclésiastique. D’abord inerte dans une mare de sang, il a été considéré comme mort par les ambulanciers (qui s’en vont à l’arrière-plan) et personne ne l’a donc secouru, d’où ce titre de L’Oublié ! Heureusement pour lui, une infirmière de la Croix-Rouge a fini par le repérer et le sauver. Cette femme, c’est Marie-Thérèse Jacquet. Elle deviendra son épouse, aura quatre enfants avec lui, et sera à ses côtés jusqu’à son décès en 1881, à l’âge de 36 ans. Le décès prématuré de Théodore Larran est dû aux séquelles de cette épreuve du front. Or, d’une façon étonnamment parallèle, l’artiste auteur de cette toile, Émile Betsellère, connaîtra une trajectoire relativement semblable : le siège de Paris en 1870 et les carences de nourriture l’affecteront durablement ; il disparaît pour sa part en 1880, à l’âge de 33 ans. La brièveté de sa carrière explique certainement que sa signature ne soit pas plus connue car, à l’évidence, il s’agissait d’un peintre de talent.

Le traitement du corps s’avère à la fois sensuel et doloriste, et fait écho à celui d’un serpent qui se soulève. Dans la pire des situations possibles, alors que l’agonie personnelle se superpose à la catastrophe collective, voilà qu’il est possible de regagner des forces. C’est le visage de profil qui me bouleverse : il est fin, exquisément beau avec cette chevelure brune rabattue à l’arrière par les vents et repose sur un cou souple à la glotte saillante. La bouche est entrouverte et les lèvres aspirent un peu d’oxygène. À moins qu’elles ne baisent la lumière dont un filet s’est posé sur le front, sur les paupières. Mystique, voire transcendantale, cette clarté caresse la peau d’une promesse de chaleur – image édifiante de la renaissance en germe dans les ruines du déclin même. 

Pour en savoir plus, voir le catalogue de l’exposition du Louvre-Lens Les Désastres de la guerre, 1800-2014  (Somogy, 2014).

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