En 1990, Laurent Greilsamer publiait sa première biographie, consacrée au fondateur du grand quotidien du soir : Hubert Beuve-Méry. Ce portrait de « Sirius » est une leçon de journalisme, en même temps qu’une évocation d’une époque mythique de la presse. Extrait.

 

Au moment même où il franchit la porte du bureau de Beuve, ce matin-là, le jeune et fringant chef du secrétariat de rédaction se repent de son audace. Devant la glace de sa salle de bains, son bon génie lui avait soufflé : « Ne fais pas ça. » Mais, préoccupé par d’autres soucis que ceux de sa toilette, il n’a pas prêté attention à ce conseil. Jean Houdart a donc enfilé une chemise bleu pâle de bon aloi, une cravate austère et sinistre comme on les aime au Monde, une veste sans prétention. Il a avalé son café et filé vers le métro. Et maintenant, il paie cher son excentricité.

En serrant la main de Sirius, il a perçu dans le regard directorial de la réprobation. Il sait désormais qu’un mot intraduisible – quelque chose comme l’expression anglaise shocking – flotte dans l’air. Jean Houdart sent sa chemise bleue lui coller à la peau et c’est avec un sentiment de malaise aigu qu’il rejoint sa place dans le cercle de la conférence, à deux pas du directeur, près de Robert Gauthier.

Les « chemises blanches » n’ont rien dit. Mais elles sont si surprises que leur opprobre silencieux vaut mille murmures. Qu’un des leurs se soit permis de braver l’étiquette tacite de la conférence, de rompre avec l’uniforme qu’un journaliste se doit d’arborer, voilà qui est plus qu’inconvenant : carrément inouï et assurément de mauvais goût. Ce bleu ciel, c’est une tache et, pour tout dire, une sorte d’affront. Voilà deux siècles, Jean-Marie Roland (le mari de Madame) ne fit pas plus mauvaise impression lorsqu’il pénétra à la cour des Tuileries sans perruque, exhibant des cheveux raides et blancs, se payant le luxe d’entrer en salle du Conseil avec des souliers sans boucles !

Jean Houdart se le tiendra pour dit et ne se risquera plus en conférence sans la classique chemise d’une non moins classique blancheur. À la limite, un propos vif peut se concevoir, mais pas une infraction au rite codifié par les ans. Tous les jours, raidis dans leurs costumes, les « barons » se rendent en procession pour renouveler leur serment d’allégeance à Sirius. Massif, rugueux, ce dernier leur tend la main comme un suzerain à ses vassaux. La coutume autorise un léger relâchement vestimentaire le samedi, mais, pour le reste, même s’il fait chaud à en crever, ce sera veste et cravate pour tout le monde. Au garde à vous !

Ce bleu ciel, c’est une tache et, pour tout dire, une sorte d’affront

Beuve n’a pas encore ouvert la bouche. Retranché derrière son bureau, il a calé un pied sur son fauteuil, enfonce ses mains dans ses poches, oubliant sa cigarette à demi consumée entre ses lèvres. Ce directeur connaît trop le prix des mots : il ne parle que par signes, gestes infimes qui requièrent de ses interlocuteurs la finesse d’un commissaire-priseur devinant les intentions d’achat d’un antiquaire. Le halo de sa lampe de bureau et les premières lueurs du jour le placent à contre-jour. La cérémonie peut commencer. Depuis plus de dix ans maintenant, des changements imperceptibles sont intervenus, comme en contrebande.

Sous la direction de Robert Gauthier et d’André Chênebenoit, chaque chef de service annonce à la cantonade la liste des informations qui donneront matière à un article et se hasarde parfois à un commentaire prudent. Beuve ne réagit pas. Son visage devient lisse, si parfaitement neutre que chacun y cherche vainement approbation ou mise en garde, réprobation ou encouragement. Ce silence lourd déstabilise secrètement les certitudes, se transformant souvent en immense point d’interrogation. « Qu’en pense-t-il ? S’il ne me dit rien, serait-ce qu’il est consterné par mon erreur ? » se demandent souvent avec angoisse les journalistes en quittant le bureau.

Sa froideur est un miroir qui les renvoie à eux-mêmes.

Il oblige les autres à douter, à briser avec leur routine. À trente et quarante ans, il était déjà une étrange statue du Commandeur. Alors, à la cinquantaine bien tassée… ! Il laisse parler Robert Gauthier et se contente de hocher la tête, de soulever un peu plus une main, de sortir son mouchoir. Il se racle la gorge ? Les officiants se regardent, perplexes, inquiets. Il y a là comme une magie austère, grise. « Vous parlez trop dans votre barbe », le critique de temps à autre Jean Sulivan. « Mais alors on comprend tout ! » lui répond Beuve.

 

L’ancien professeur a appris quelques-uns de ses « trucs » au contact des étudiants, à Prague. Mais avait-il vraiment attendu jusque-là pour réfléchir à la meilleure manière de diriger les hommes, lui qui s’était épris de l’œuvre de Francisco de Vitoria et de sa théorie des pouvoirs publics ? S’il n’aime pas le pouvoir, il apprécie l’ordre. Et le commandement lui est naturel. Non pas le goût de donner des consignes, mais celui d’orienter, d’influencer sans en avoir l’air. Au demeurant, il ne faudrait pas croire que Sirius a construit son attitude ni délibérément fabriqué son personnage. Il a toujours parlé les yeux clos, cherchant en lui-même sa pensée, allant tirer au plus profond des mots qui sont les siens.

Ce qui intimide et pétrifie parfois ses plus proches, c’est sa capacité de rester distant par rapport à l’actualité.

Rien ne semble l’émouvoir ni le surprendre. Il semble avoir tout prévu, tout compris. Ceux qui essaient de le percer y renoncent bientôt. Beuve est un iceberg, par définition incompréhensible. « L’essentiel reste immergé, raconte Maurice Duverger. Lui-même imagine le monde de la même façon : la partie visible n’est rien à côté de l’invisible. Le paradoxe de cet homme qui a créé le meilleur journal de notre époque, c’est qu’il est profondément détaché de l’univers du journalisme : celui de la surface, des apparences, des contingences, des illusions. » 

 

© Fayard, 1990 Dessin de Stéphane Trapier

 

Vous avez aimé ? Partagez-le !