Il est parti comme il était venu. Avec discrétion, sans peser, sans s’attarder. La délicatesse était sa politesse. Son élégance. Maintenant qu’il n’est plus là, il prend toute la place. Et ce numéro de son journal qui lui est dédié – sa pâleur légendaire en aurait rougi – dit tout ce que nous avons perdu en le perdant.

Je pourrais vous dérider un peu pour évoquer cet homme en tout point sérieux mais qui fuyait comme la peste l’esprit de sérieux. Sa fantaisie était dans son œil pétillant que ne démentait pas son sourire en coin quand il vous provoquait gentiment, assénant une de ses vérités ou hypothèses qu’il savait contraires à votre opinion. Parler avec Laurent, l’écouter, ferrailler avec cet esprit paradoxal à fleurets mouchetés, c’était faire l’expérience de la subtilité. De la pensée volontiers provocante qui vous force à affûter vos arguments, à les clarifier, à réaliser une fois de plus, dans la courtoisie qui chez nous était une amitié fraternelle, que le visage de la vérité est souvent insaisissable, déconcertant et inattendu, jamais simple à appréhender. Je pourrais ajouter, pour vous faire franchement sourire quand j’ai le cœur à pleurer, que Laurent savait nous tenter avec sa vieille prune ambrée qu’il rapportait de sa retraite bénie du Lot. Qu’il aimait la lester de foie gras et ne dédaignait pas, en fin de repas, lui qui écrivait bref, partager un millefeuille.

Longtemps, avec Laurent, nous nous sommes levés de bonne heure. Il y avait le monde à refaire et Le Monde à écrire. Trente-quatre ans de sa vie, il a contribué à faire tourner cette grosse machine, et c’est dans ces aubes mal réveillées que s’est noué entre nous un lien pour la vie. Nous avons tout partagé, le travail, les rêves plus grands que nous pour un Monde meilleur, la camaraderie des jours sans fin, les fatigues du quotidien harassant, les épreuves du feu.

À partir du printemps 2012, libres de nos vies et de toute attache, nous avons, semaine après semaine, pensé un journal qui ne serait pas un journal de plus, mais un objet hybride entre la presse et la littérature, mâtiné de poésie, d’intelligences multiples et de folie douce. Chaque jeudi ou vendredi, on se retrouvait dans un café parisien très littéraire face aux grilles du Luxembourg, où sur une petite table près de nous écrivait à la main Ismaïl Kadaré. On échangeait, on notait des idées, on dessinait de faux chemins de fer. Et une fois dans la rue, on déchirait nos notes pour ne garder en souvenir de nos discussions que le plus marquant. Lorsque nécessité se fit jour de visualiser le fruit de nos élucubrations verbales, Natalie nous rejoignit avec ses talents de directrice artistique. Et c’est ainsi que naquit l’idée de cette étrange feuille pliée unique, porteuse d’un seul sujet décliné à l’envi, que presque naturellement (après neuf mois de gestation, tout de même) nous baptisâmes le 1. Pour faire naître cet enfant de papier, comme les trois mousquetaires, nous étions quatre. Henry Hermand, disparu en 2016, nous donna les moyens de faire décoller ce drôle d’oiseau.

À la veille de nos dix ans, Laurent s’est éclipsé sur la pointe des pieds. Et le vide qu’il laisse en chacun de nous est immense. Vous découvrirez dans ce numéro un peu de ce que nous lui devons. Pour les plus jeunes, il fut un prodigieux prodigue de conseils, d’attention, avec une patience indissociable de son immense exigence. Toujours souriant mais concentré, Laurent était une intelligence en action, un contremaître supérieur qui pointait le détail qui cloche, la pensée faible, la facilité. Vous lirez ici et là qu’il était élégant, profond, amical, attentionné, et tout cela est vrai. À moi, il était indispensable, et je devrai toujours désormais en appeler à ma mémoire pour ne rien perdre de son allure alerte, de sa voix claire quand il me disait, comme à Pierre Assouline, « c’est plus compliqué que ça ». Non, cher Laurent, c’est très simple à présent. Tu es parti mais tu restes là, par-dessus mon épaule. J’aimerais bien que tu le relises, cet édito.

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