La justice est une institution centrale de la démocratie. Elle est là pour faire respecter le droit et la loi sans distinction de ressources, de naissance ou de position et, en ce sens, participe de l’égalité des citoyens. La justice est également une valeur et elle est de celles auxquelles les Français sont le plus attachés. La justice est donc ce qui s’oppose au règne de la force et ce qui met fin au cycle de la violence en cas de conflit. Car, comme Rousseau l’avait bien compris et énoncé dans sa « critique du droit du plus fort » (Contrat social, livre I, chap. iii), « le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maître, s’il ne transforme sa force en droit et l’obéissance en devoir ».

La justice devrait donc être particulièrement chérie et respectée. Or, c’est tout le contraire.

Depuis des décennies, malgré les efforts répétés des gouvernants, de nombreuses réformes et des moyens alloués certes insuffisants, mais en rien négligeables, les Français estiment qu’elle souffre d’au moins quatre grands maux.

Sa lenteur : dans une enquête Ipsos pour Le Point et LCI de 2004, 89 % des Français estimaient que la justice était trop lente. Dix ans plus tard, dans une enquête CSA pour le think tank l’Institut pour la justice, les délais de traitement et de jugement des affaires constituent toujours le premier reproche adressé à la justice, cité par 63 % des Français. Ce n’est que très récemment, dans un domaine très spécifique, celui de l’affaire Fillon en pleine campagne présidentielle, qu’une petite partie des Français a considéré qu’une célérité excessive de la justice était suspecte. Globalement, une justice lente – et elle l’est – ne peut pas être juste, et ce point est crucial.

Le deuxième reproche tient à la complexité et à l’opacité de la justice, qui engendrent un déficit d’accessibilité : le fonctionnement de la justice est tout simplement incompréhensible pour le commun des mortels et a minima pour 82 % des Français, selon l’enquête Ipsos. Il crée une barrière à l’entrée qui en rend l’accès inégal, ce qui est, convenons-en, pour la justice, un comble ! Les procédures sont complexes, les distinctions et diverses appellations – tribunal correctionnel, de grande instance ; cours d’appel, de cassation ; juge du parquet, du siège, etc. – inintelligibles. Sans même parler du coût d’une procédure judiciaire pour un justiciable, coût redoublé par la lenteur des procédures, l’accès à la justice est un problème et reste fondamentalement inégal. La justice est donc aussi perçue comme peu proche des citoyens par les deux tiers d’entre eux.

Le manque de sévérité et, en ce sens, d’efficacité, de la justice est le troisième reproche adressé par les Français. N’oublions jamais que pour eux, la justice n’est pas assez sévère sur de nombreux sujets : délinquance des mineurs, crimes sexuels, grand banditisme, affaires politico-financières, etc. D’une manière générale, la demande d’autorité reste dans notre pays extrêmement forte, comme en atteste régulièrement l’enquête Fractures françaises d’Ipsos : par exemple, 88 % estiment que « l’autorité est une valeur trop souvent critiquée », 55 % sont favorables au rétablissement de la peine de mort, 82 % pensent qu’il y a besoin en France d’un « vrai chef pour remettre de l’ordre ». La justice étant perçue comme manquant de moyens, ce manque supposé de sévérité, ajouté à sa lenteur, en fait une institution dramatiquement peu efficace.

Le manque d’indépendance de la justice constitue enfin le quatrième grand reproche qui lui est adressé. L’indépendance se joue à deux niveaux. Vis-à-vis du pouvoir économique, l’idée que la justice est plus indulgente pour les puissants, de même que pour les grands groupes par rapport aux petits : un Français sur deux environ émet des doutes sur l’indépendance des juges à l’égard des intérêts économiques. Vis-à-vis du pouvoir politique, l’indépendance fait l’objet d’encore plus de scepticisme : seulement 45 % des Français estiment qu’il s’agit d’une réalité. Pire encore, dans une enquête récente de l’Ifop réalisée à l’occasion de la condamnation de Nicolas Sarkozy, 62 % des Français déclarent que les personnalités politiques sont traitées moins sévèrement que les simples citoyens, 12 % qu’ils le sont plus et 26 % ni plus ni moins (mars 2021). Les affaires Cahuzac, Fillon, Balkany et Sarkozy, pour ne citer que les plus récentes, n’ont donc pas véritablement modifié ce sentiment d’une justice à deux vitesses, plus dure pour les Français lambda que pour leurs responsables politiques.

On mesure également à l’aune de ces chiffres combien la réaction de responsables LR de premier plan, critiquant la décision du tribunal correctionnel dans l’affaire Sarkozy, jugeant la peine disproportionnée et alimentant aussi une confusion permanente entre le PNF et le tribunal correctionnel, est tout simplement désastreuse, ne pouvant qu’accréditer l’idée que le monde politique cherche avant tout à se protéger et que la formation qui, depuis de nombreuses années, réclame des peines plus sévères pour les délinquants est la première à critiquer la justice quand elle touche l’un des siens. Le même procédé avait été employé lors de l’affaire Fillon, non sans un certain succès puisque les enquêtes réalisées par Ipsos pendant la campagne avaient montré que la stratégie de victimisation du candidat (dénonciation d’un complot politique, d’un acharnement de la presse, d’une justice trop rapide et aux ordres visant à empêcher une victoire du candidat de la droite) était certes partagée par 23 % « seulement » des Français mais, malgré tout, par 53 % des sympathisants LR.

L’expression de « République des juges », aujourd’hui utilisée pour délégitimer le jugement rendu, n’avait pourtant pas été utilisée à droite après que des magistrats avaient mis au jour le financement occulte du Parti socialiste dans l’affaire Urba (1989), ou lors des condamnations liées aux emplois fictifs de la MNEF, ou encore, plus récemment, lors de la condamnation de Jérôme Cahuzac. Ces stratégies partisanes à géométrie variable sont d’autant plus délétères qu’elles ne trompent pas les Français, tout en jouant sur une perception bien présente à l’égard des juges : dans une enquête CSA de 2014, 31 % seulement des Français considéraient que les juges étaient « neutres et objectifs idéologiquement dans leur façon de juger et de prendre position » et 53 % qu’ils étaient « plutôt orientés et partisans ». En un mot, critiquer les décisions de justice dans les affaires politiques abîme bien la justice, mais ne sauve en rien ses détracteurs lorsqu’ils sont en difficulté.

Pour toutes ces raisons, près des deux tiers des Français considèrent que la justice fonctionne mal en France et seuls 45 % lui font confiance, avec de fortes différences suivant la catégorie professionnelle des personnes interrogées et leur sensibilité partisane : 73 % des sympathisants de LREM ont confiance en la justice, 60 % de ceux du PS, 54 % de ceux d’EELV mais seulement 48 % des sympathisants de LFI, 41 % des LR et 21 % au RN. De même, la confiance se distribue inégalement suivant le milieu social : elle s’élève à 56 % chez les cadres et n’est que de 41 % chez les ouvriers.

Dans cet univers assez sombre pour ce qui est et doit être un des piliers de la démocratie et de l’État de droit, il semble cependant que les jugements négatifs s’atténuent dans le temps. Nous ne disposons pas d’enquêtes régulières et homogènes, mais ceux qui estiment que la justice fonctionne mal culminaient à 71 % en 2011 et sont aujourd’hui 63 %. Malgré tout, la volonté de renforcer les moyens à la disposition de la justice et de montrer que les politiques n’y échappent pas semble produire quelques effets, même si le chemin pour réconcilier les Français et la justice est encore long. 

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