Dès le 17 août 1789, Nicolas Bergasse, député du tiers état de la sénéchaussée de Lyon, présentait à l’Assemblée son rapport sur l’organisation du pouvoir judiciaire, en invoquant « l’influence sans bornes » des juges et la nécessité de la contrôler : « On ne peut donc contester l’influence sans bornes du pouvoir judiciaire ; mais si son influence est sans bornes, si elle est supérieure à celle de tous les autres pouvoirs publics, il n’est donc aucun pouvoir public qu’il faille limiter avec plus d’exactitude que celui-là ; il n’en est donc aucun qu’il convienne d’organiser avec une prudence plus inquiète et des précautions plus scrupuleuses. »

Ce jugement s’appuyait sur les affrontements entre le pouvoir royal et les parlements qui n’avaient jamais cessé depuis la régence de Louis XV et s’étaient prolongés pendant tout son règne. Ils avaient été particulièrement violents dans les décennies qui avaient précédé l’explosion révolutionnaire. Les parlementaires furent parmi les plus engagés de ceux qui contestaient le caractère absolu du pouvoir royal. Ils ne manquaient pas d’évoquer les « droits de la Nation » contre le pouvoir royal et de dénoncer l’autorité arbitraire du roi qui présidait aux opérations financières. À la suite de leurs « remontrances » au roi, en 1753, les parlementaires de Paris avaient été exilés à Pontoise, même si le roi fut contraint de les rappeler l’année suivante. Les parlements de Rennes, de Grenoble et de Rouen se révoltèrent. Des violences avaient opposé les troupes aux parlementaires dans le Dauphiné en 1763. Toute une littérature, polémique ou savante, ne cessait de s’interroger sur les tares d’une justice pléthorique et hétéroclite, lente et coûteuse.

Le projet ne portait pas seulement sur la rationalisation de l’organisation, elle reposait sur la conception des relations entre le politique et le judiciaire. La nouvelle légitimité politique était affirmée contre les juges. En proclamant la souveraineté de la « Nation », les révolutionnaires qui entendaient penser à nouveaux frais la relation entre les pouvoirs ne pouvaient que proclamer les limites du pouvoir judiciaire. La Constitution de la Ve République mentionne non le pouvoir, mais « l’autorité » judiciaire. Jusqu’à une date récente, nous avons été les héritiers de cette conception de la modernité démocratique. 

La création d’une justice administrative pour régler les conflits entre les citoyens et l’administration en est une illustration. Elle est de valeur constitutionnelle. Les conflits entre l’État et les citoyens sont jugés par des fonctionnaires de l’État, celui-ci n’est-il pas juge et partie ? On sait, d’autre part, que le Conseil d’État est à la fois conseil du gouvernement et juge du contentieux entre les citoyens et l’État. Il insiste volontiers sur son rôle de défenseur des libertés publiques, mais, au temps du gouvernement de Vichy, il a appliqué sans sourciller le statut des Juifs. 

De fait, jusque dans les années 1990, l’indépendance de la justice était fortement contrôlée par le pouvoir politique. De ce point de vue, le tournant date de l’affaire Urba. La relation de force a désormais changé. Dans diverses occasions, on en vient à se demander si le pénal ne tend pas à prendre la place du politique. La critique des décisions gouvernementales doit être portée par la sanction politique et non par la pénalisation de ces décisions. 

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