De la justice pénale, j’ignorais presque tout. Avoir affaire à elle, ça n’arrivait qu’aux autres, à ces proches de victimes, rongés par la douleur, dont l’image s’affiche sur nos écrans lors de la découverte d’un crime particulièrement atroce ou mystérieux. Comme la majorité des Français, je ne connaissais les acteurs de la procédure criminelle qu’à travers la représentation qu’en donnent les médias, les polars et thrillers, ou ces documentaires façon Faites entrer l’accusé, où sont chaque fois reconstituées les séquences qui suivent immédiatement la découverte d’un meurtre ou d’un assassinat : le procureur de la République, qui charge la police d’ouvrir une enquête ou qui demande la désignation d’un juge d’instruction ; les enquêteurs, gendarmes ou policiers ; les avocats que les proches de victimes et les présumés coupables chargent de défendre leurs intérêts respectifs.

Les règles du jeu me paraissaient limpides, même si les réalisateurs de ces émissions pointaient souvent les ratés de la machine judiciaire : extrême lenteur des procédures, enquêtes à charge – terreau idéal de l’erreur judiciaire –, magistrats manquant de moyens, croulant sous les affaires et parfois prompts à classer les dossiers. Mais j’en étais consciente : les affaires relatées par ces documentaires, toujours hors norme, ne reflétaient pas la sinistre banalité des homicides qui se produisent chaque année en France, 850, soit 1,5 pour 100 000 habitants, un taux unanimement considéré comme faible.

Donc, au regard des statistiques, j’étais fondée à penser que ces drames-là n’arrivent qu’aux autres. Puis aux alentours de la Toussaint 2018, le crime s’invite dans ma vie. Denise, ma sœur aînée, 79 ans, qui vivait seule dans sa tranquille banlieue de la région parisienne, a été agressée par un inconnu en plein jour et à son domicile. Elle a été hospitalisée durant sept semaines. Ma famille n’a pas cru bon de m’en avertir. Atteinte de troubles bipolaires, Denise était devenue adepte de l’Église évangélique et ses proches l’avaient suivie. Nos liens s’étaient alors distendus. Évidemment, maintenant qu’elle est morte, il faut me joindre.

Je pose des questions. On me répond par des informations minimales : Denise, découverte inanimée trente-six heures après l’agression, a été transférée dans un hôpital parisien, celui où elle vient de mourir. Lors des obsèques, quand même, ma famille me promet de me faire part des avancées de l’enquête. Elle n’en fait rien.

Il est généralement admis que les humains vont plutôt mal lorsqu’ils sont privés d’explications sur le meurtre ou l’assassinat d’un proche. C’est d’ailleurs ce qui a conduit nos sociétés à inventer la justice et le droit. Il se trouve aussi que je dois beaucoup à Denise. C’était ma sœur aînée et ma marraine. Durant mon enfance et mon adolescence, j’ai voué un culte à cette jeune enseignante généreuse et brillante qui introduisit dans notre famille démunie ce bien aussi essentiel que le pain : la culture. Donc, en cette période de deuil, me tourner vers la justice pour tenter d’en savoir plus sur sa disparition est une démarche quasi vitale. Juridiquement parlant, c’est aussi mon droit puisque nous étions sœurs. Sur le papier, la procédure est simple : un avocat déposera en mon nom une demande de constitution de partie civile auprès du juge d’instruction chargé de l’affaire. J’aurai ainsi accès au dossier d’enquête.

Malheureusement, pour joindre ce magistrat, mon conseil ne dispose que des maigres indications que j’ai pu lui donner : l’adresse de ma sœur et le nom de la policière qui a signé le certificat de décès. Il parvient à la joindre. Ce qu’il apprend alors est sidérant : la procureure de la République n’a pas jugé opportun de nommer un juge d’instruction. Pourtant il y a eu meurtre. Ou pour le moins, coups et blessures ayant entraîné la mort : entre autres violences, une grêle de coups de marteau sur la tête. Mais je l’apprendrai plus tard : aux yeux de la justice, semble-t-il, Denise n’était pas la victime idéale. Âgée, solitaire, sauvage, vivant d’une petite pension et toujours traitée pour ses troubles psychologiques, elle a eu le mauvais goût de reprendre conscience après dix jours de coma profond. Rendue aphasique par un très sévère traumatisme crânien, elle n’a pu répondre aux questions sur l’agression et a succombé quelques semaines après. « Décès de cause indéterminée », ont d’ailleurs conclu les médecins.

La justice, plus que juger, adore classer. Vu sous l’angle de ces conclusions médicales, le dossier de Denise méritait-il un intérêt soutenu ? Tout jouait contre elle. Non seulement elle était « techniquement morte » de mort naturelle, mais la police n’a pas identifié l’agresseur et ses enfants ne se sont pas portés partie civile. Peur de la machinerie judiciaire, du coût d’un avocat ? Ou motifs religieux – le crime, selon leur Église évangélique, serait l’œuvre du « Grand Plan de Dieu » ? Quoi qu’il en soit, début 2019, toujours sans nouvelles de la justice, je m’offre un petit surf sur Internet. Un quart d’heure, et je découvre des faits encore plus stupéfiants : avant Denise, quatre autres personnes âgées du même quartier ont subi de sauvages agressions. À partir d’éléments précis, comme le profil des victimes et le mode opératoire de l’assaillant, la police attribue ces violences à un unique « individu ultra-violent », qui vient du reste de récidiver à trois ou quatre reprises.

Selon la presse qui relaie ces informations, à part Denise, pas de décès. Mais ces sept victimes ont été sérieusement malmenées et très éprouvées psychologiquement. Pour autant, la justice ne nomme toujours pas de magistrat instructeur. Les victimes, à l’évidence, ne l’ont pas réclamé. Constat désabusé que leur vie de vieilles personnes ne vaut pas grand-chose dans une société régie, jusque dans les palais de justice, par les diktats de la rentabilité ? Résignation face à la banalisation croissante de la violence urbaine ? Conviction qu’avec une action en justice, elles risquent de perdre le peu de temps, d’argent et d’énergie qui leur reste ? À moi-même, qui ne suis pas effrayée à l’idée d’exiger la nomination d’un magistrat instructeur via la procédure d’une saisine, mon avocat conseille l’inertie. Trop long, trop onéreux, sans la moindre certitude d’avoir gain de cause, les magistrats auraient en horreur ce genre d’impertinence.

Je décide malgré tout d’adresser un courrier à la procureure de la République. Mais j’ai compris la leçon. Comme dans les fables de La Fontaine, je ne suis qu’une misérable souris à la merci des griffes du Raminagrobis judiciaire, lequel est prompt à manger tout crus les imprudents qui ont le front de s’approcher de lui. Donc cinq lignes et demie pour exposer les faits criminels et demander quelles suites le parquet entend leur donner, plus une pour la formule de politesse. Ma concision doit faire son effet : dix jours après, on daigne me répondre. En sept lignes, on m’informe que le tribunal ignore tout de l’enquête et qu’on m’écrira dès qu’on en saura plus. En prime, un numéro de dossier. Onze chiffres suivis de la mention « Décès ». Un peu léger, je trouve : et les coups de marteau infligés à Denise ?

Je réécris. Je bats mon record de concision : quatre lignes. Mais cette fois, toute Minnie Mouse que je me sente face à Raminagrobis, je me risque à ajouter sous mon nom la mention : « Écrivain ». Bingo ! Huit jours plus tard, nouvelle réponse. Sept lignes, s’il vous plaît, et par mail, pour m’annoncer qu’il existe un rapport de cause à effet entre le décès de Denise et son agression. On me tiendra au courant, mais bon, ça prendra du temps. J’en sauterais de joie, sauf que je me demande : « Comment font les autres ? »

Les autres : ceux qui n’ont pas les mots, ceux que la simple idée de faire un courrier pétrifie, ou qui ont la naïveté de croire qu’on peut se fier à la machine judiciaire dès lors qu’elle vous fait les yeux doux. La preuve : suite à ce mail, avant que le parquet confie le dossier de Denise à un juge d’instruction, il faudra dix mois plus une dernière et sauvage agression sur une vieille dame et sa fille handicapée ; et je n’accéderai au dossier d’enquête que des mois plus tard, quand je publierai le livre que le désespoir m’a poussée à consacrer à l’affaire. Alors seulement, en pleines vacances judiciaires, le dossier de Denise atterrit précipitamment sur le bureau de mon avocat. Et là, nouveau moment de stupeur, je découvre que ce sont dix-sept vieilles personnes – et non six comme je l’ai écrit dans mon livre – qui ont subi ces agressions ou tentatives d’agression dont la justice, tout comme la police, affirme noir sur blanc qu’elles sont l’œuvre du même criminel. Ma sœur, comme dans un mauvais roman policier, serait sa treizième victime.

Seize mois plus tôt, avec la mention « écrivain » que j’avais inscrite sur le second de mes brefs courriers, avais-je inquiété Raminagrobis ? Dans le dossier de Denise, j’ai aussi découvert une pièce étrange. Un vice-procureur, quelques semaines après ma lettre, avait scindé en deux le dossier des dix-sept agressions et confié les huit premières d’entre elles, dont la presse n’avait jamais eu vent et qui s’étaient déroulées entre juin 2017 et avril 2018, à une magistrate instructrice. Il les transformait ainsi, sur le plan légal, en affaire distincte de la série suivante, laquelle restait aux seules mains de la police. Magnifique exercice d’acrobatie juridique puisque le vice-procureur, sur le plan policier, confiait au même chef d’enquête les investigations sur les deux séries, au motif qu’elles étaient dues au même agresseur… Donc pour le meurtre de Denise, la police, rien que la police. Pourquoi ? Y avait-il quelque chose à cacher ?

Mais entre-temps, même privée d’accès au dossier, j’avais écrit. Sur ce que Raminagrobis n’avait pas imaginé un seul instant qu’on puisse écrire : la vie d’un justiciable dont on a tué un parent et que la justice, dans sa souveraine toute-puissance, choisit d’ignorer. Le livre une fois paru, bien sûr, l’enquête fut relancée. Mais une fois de plus, comment font les autres ?

« Ils s’écrivent une maladie, souvent un cancer », m’avait répondu mon avocat quand je lui demandai de relire mon manuscrit. Ce livre, en tout cas, m’a délivrée de l’enfer vécu par ces « autres » : le silence et l’attente sans fin, l’indifférence de magistrats chaque jour plus prisonniers de procédures kafkaïennes et déshumanisées. Serait-ce qu’ils se sont transformés en technocrates au service d’une machine à distribuer une justice de masse asservie aux mêmes règles que les hypermarchés – lorsqu’un produit, lors d’un arrivage, s’avère bizarroïde ou mal fichu, pas de sentiment : direct à la benne à déchets ? Je l’ignore. Tout ce que je sais, c’est qu’en m’en remettant au pouvoir de la littérature, j’ai pu éviter ce destin au dossier de Denise et des autres victimes. Comme elle, des invisibles. Mais parmi les dizaines d’anonymes disparus dans des drames similaires, combien sont pareillement ignorés par la justice ? Circulez, y’a rien à voir, affaire classée…

À la vérité, je crains toujours que le dossier de Denise ne connaisse ce triste sort. Le mastodonte judiciaire, outre sa marche ultra-lente, se signale par sa propension à se boucher les oreilles. J’ai beau réclamer à la justice l’accès au dossier des huit premières agressions, ma requête, à l’heure où j’écris ces lignes, reste sans réponse. Or la communication de ces pièces étrangement disjointes de l’affaire de Denise est essentielle à la manifestation de la vérité. Des victimes de la première série d’attaques auraient-elles succombé, comme en court la rumeur ? Et si ce dossier tenu sous le boisseau contenait des indices susceptibles d’identifier l’agresseur – qui, soit dit en passant, court toujours ? Pour que Raminagrobis me prête enfin l’oreille, faudrait-il que j’en vienne à enquêter moi-même et que j’écrive un autre livre ? Comme aux lendemains de la mort de Denise, retour des interrogations sans fin. Avec cette question plus obsédante que toutes : comment font les autres ? 

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