Croquis d’audiences
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De tout temps les tribunaux ont exercé sur moi une fascination irrésistible. En voyage, quatre choses surtout m’attirent dans une ville : le jardin public, le marché, le cimetière et le Palais de justice.
Mais à présent je sais par expérience que c’est une tout autre chose d’écouter rendre la justice, ou d’aider à la rendre soi-même. Quand on est parmi le public on peut y croire encore. Assis sur le banc des jurés, on se redit la parole du Christ : Ne jugez point.
***
Germain R. a souillé son enfant pendant que sa femme était à l’hôpital pour de nouvelles couches.
Il est petit, laid, de triste aspect ; sa tête est bestiale. Il porte, sur une vareuse de cotonnade noir-jaunâtre, un épais cache-nez bleu-violet. Il nie obstinément, avec un air buté, stupide. Les témoignages recueillis sur lui sont mauvais. « Il pense à lui plutôt qu’à sa famille. »
Le Président. – Il était souvent ivre ?
Le témoin. – En grande partie tous les jours.
Et un autre témoin. – I’s’ saoule et laisse ses enfants crever d’faim.
Ils couchent tous, le père, la mère et les deux petits de six et trois ans, dans la même pièce sans lit, sur la paille. On prétend que déjà précédemment il avait voulu toucher la petite. Une fois il la fit entrer avec lui dans un sac ; mais il avait coutume de coucher dans un sac, et comme on était en hiver, il peut dire que c’était pour se réchauffer. On ne sait. La petite ne veut ou ne peut rien dire. Sur la chaise où on la fait monter, pour être plus près de l’oreille du président, elle pleure silencieusement et par instants un gros sanglot la secoue. On n’obtient d’elle pas le moindre mot. On dirait qu’elle a peur d’être punie elle aussi. (Elle est à l’Assistance publique. Un homme en livrée, à gros boutons de cuivre, l’avait amenée, qui reste assis sur un des bancs des témoins.)
Puis vient la femme R., épouse de l’accusé. Elle ne serait point trop laide si sa face n’était si terriblement boucanée. Elle a l’aspect d’une « femme de journée ». Ses cheveux sont tirés en arrière et lustrés ; un petit châle de laine noire tombe sur un tablier bleu.
Le Président. – Qu’est-ce que vous avez fait pour obvier à cet inconvénient ?
Le témoin. – ???
Il arrive plus d’une fois que le Président pose une question en des termes complètement inintelligibles pour le témoin ou le prévenu. C’est le cas.
On procède à l’interrogatoire de l’unique témoin : la voisine.
Le Président. – Enfin vous n’avez rien vu !
Le témoin. – C’est que je suis entrée ou trop tôt, ou trop tard.
Et, comme après tout, l’on ne sait à quoi s’en tenir, si nous condamnons R., ce sera sur des présomptions (comme bien souvent) et non point tant pour l’acte reproché, si douteux, mais bien pour sa conduite générale ; et aussi pour en débarrasser sa famille.
***
Encore un attentat à la pudeur ; commis sur la personne de sa fille par un journalier de Barentin, père de cinq enfants dont l’aîné a douze ans. On demande le huis clos.
Lorsque le public fut de nouveau admis dans la salle, une rumeur d’indignation accueillit la décision du jury et son désir de reconnaître des circonstances atténuantes.
Je fus assez surpris pour ma part (et déjà je l’avais été dans les précédentes affaires de cette nature) de voir la modération qu’apportaient ici la plupart des jurés. L’on fit valoir, dans la salle de délibération, que l’attentat avait été commis sans violences ; enfin et surtout le grand désir que manifestait inconsciemment la femme de l’accusé de se débarrasser de son mari, la passion qu’elle ne put s’empêcher d’apporter dans sa déposition, affaiblit grandement la portée de son témoignage ; l’accusé bénéficia également du peu de sympathie que nous pouvions accorder à la victime. Mais c’est ce que le public, par suite du huis clos, ne pouvait savoir. Même, à certains jurés la condamnation à cinq ans de prison parut excessive. Par contre, tous approuvèrent la déchéance de puissance paternelle.
L’accusé écouta sans sourciller la condamnation à cinq ans ; mais, en entendant sa déchéance, il poussa une sorte de grognement étrange, comme une protestation d’animal, un cri fait de révolte, de honte et de douleur.
***
L’affaire suivante en amène cinq devant nous. Elle devrait en amener six, mais l’un a pris la fuite. L’aîné n’a que vingt-deux ans. C’est une bande de chapardeurs. Huit vols sont relevés à leur charge. Ils avouent tout.
C’est Janvier qu’on a pincé d’abord ; le plus jeune ; il refusait de nommer ses complices. Sans domicile depuis huit jours, il couchait avec un autre de la même bande ; le 12 février dernier, il chipait une saucisse à un étalage. Coût : quinze jours, avec sursis.
Janvier sourit facilement, joliment ; il a du mal à ne pas sourire ; il est de belle humeur. Il ne plaisante pas, mais on sent encore frémir dans ses réponses un souvenir de l’amusement du vol, des parties de vol où l’on s’aventurait ensemble. On jouait à voler, à chaparder… Cette joie va recevoir tout à l’heure un fameux coup de trique sur la tête.
Peut-on jamais se relever d’une condamnation ? Peut-on s’en relever tout seul ?…
« He can be saved now. Imprison him as a criminal, and I affirm to you that he will be lost. »
(« Il peut encore être sauvé. Mettez-le en prison comme un criminel, et je vous affirme qu’il sera perdu. » Ce sont les paroles que John Galsworthy prête à l’avocat défenseur dans son drame : Justice).
Souvenirs de la cour d’assises, 1913 © Éditions Gallimard
« On ne peut pas laisser le corps judiciaire s’autogérer »
Van Ruymbeke Renaud
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