Le progrès industriel de la France profita directement des initiatives de la Datar. Les Français eux-mêmes, cependant, peinaient parfois à trouver leur place dans ce territoire renouvelé, où la nature ne cessait de reculer. Mon père s’empara très tôt de ce problème, dont il fit le thème du discours prononcé le 28 février 1970 à Chicago, devant le président Richard Nixon : « Mais le rythme de cette évolution crée à l’homme de la fin du XXe siècle des problèmes inattendus. Pris de court par les transformations de son milieu dont il est pourtant directement responsable, il se demande s’il est encore capable de maîtriser les découvertes scientifiques et technologiques dont il attendait un tel bonheur. [...]

« La nature nous apparaît de moins en moins comme la puissance redoutable que l’homme du début de ce siècle s’acharnait encore à maîtriser, mais comme un cadre précieux et fragile qu’il importe de protéger pour que la terre demeure habitable à l’homme.

Il était nécessaire de replacer l’homme au centre du progrès

« C’est en grande partie la conséquence d’un développement urbain qui a atteint des proportions alarmantes et préoccupe tous les responsables. »

Son constat était simple : la perte du contrôle du développement technique et urbain ne manquerait pas de rendre la terre inhabitable. Il était nécessaire de replacer l’homme au centre du progrès.

Il travailla donc dans le sens d’une urbanisation adaptée. Il fallait, d’une part, assurer à chacun un logement digne. Des bidonvilles, abritant une main-d’œuvre pauvre et étrangère, s’étalaient aux portes de Paris. Grâce à la construction rapide de nouveaux logements (environ 100 000 par an) et à la destruction des habitats insalubres, les dernières baraques disparurent en 1973. La politique des villes nouvelles, qui fit fleurir des localités aux alentours des métropoles populeuses (Paris, Lille, Marseille, Lyon, Rouen), et celle des villes d’équilibre, pour désengorger la capitale, permirent quant à elles une meilleure répartition des populations sur le territoire.

D’autre part, il était indispensable d’améliorer la qualité de vie des villes. Mon père constatait qu’il était curieux que « le développement de l’automobile, par exemple, dont chacun attend la liberté de ses mouvements, soit traduit en fin de compte par la paralysie de la circulation ». Lui qui avait fait aménager la voie express de la rive droite de la Seine œuvra pour que la voiture individuelle, qui polluait l’atmosphère en plus d’être bruyante, ne fût pas reine à Paris. Sous sa présidence fut inaugurée la station de RER Auber, réorganisé le réseau de bus parisien, créé le « versement transport » [une taxe versée par les entreprises de plus de dix salariés afin de financer les transports en commun].

***

Si, à cette époque, chacun pouvait voir combien l’amélioration de l’environnement urbain était importante, on se préoccupait encore peu de l’environnement naturel. L’écologie était un mouvement minoritaire, la conscience environnementale n’avait pas éclos chez le grand public. La création, en janvier 1971, d’un ministère de la Protection de la nature et de l’Environnement n’en fut que plus révolutionnaire.

Premier ministère au monde dédié à la question écologique, il poursuivit l’œuvre amorcée par la Datar dans ce domaine. Lorsque mon père était Premier ministre, elle avait préparé une loi sur la gestion et la protection de l’eau, en 1964, et fondé les parcs naturels régionaux, en 1967. Sous sa présidence naquit l’idée d’un Conservatoire du littoral, sur le modèle du National Trust anglais, afin de préserver la nature du bétonnage des côtes ; il verrait le jour en juillet 1975.

Avant la formation du ministère, lorsqu’il le jugeait nécessaire, il intervenait personnellement dans des dossiers à portée écologique. Dans une lettre du 20 juillet 1970 à son Premier ministre, Jacques Chaban-Delmas, il déplorait l’abattage des arbres au profit des routes bétonnées : « La France n’est pas faite pour permettre aux Français de circuler en voiture. Quelle que soit l’importance de ces problèmes de circulation et de sécurité routière, cela ne doit pas conduire à défigurer notre pays.

« Le maintien de nos routes plantées d’arbres – et je pense en particulier aux magnifiques routes du Midi bordées de platanes – est essentiel pour la beauté de la France, pour la protection de la nature, pour la sauvegarde d’un environnement humain. » (Lettres, notes et portraits.)

Préserver la nature, c’était tout à la fois protéger le cadre de vie des hommes et sauvegarder un héritage national. Patrimoine naturel et culturel, aux yeux de mon père, c’était tout un. On devait apporter le même soin à la nature et à la culture, dans la mesure où chacune était essentielle à l’épanouissement de l’être humain : « Mon idée est qu’en l’homme le meilleur toujours l’emporte sur le pire, dès lors que le cadre de vie qui lui est donné s’y prête et que les buts qui lui sont proposés répondent à ses aspirations peut-être non ressenties mais profondes vers la dignité, la solidarité et le dépassement de soi. »  (Le Nœud gordien.) 

 

Extrait de C’était Georges, mon père © Robert Laffont, 2023

 

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