La capacité à se projeter dans l’avenir sur un mode positif ou heureux est une donnée qui conditionne le moral et la cohésion de la société. Et c’est bien tout le problème de la société française et, dans une moindre mesure, de nombreux pays européens. Les enquêtes mondiales réalisées par Ipsos montrent ainsi qu’en mars 2024, les Indiens sont 77 % à considérer que, dans leur pays, « les choses vont dans la bonne direction ». En Europe, le sentiment est inverse. 28 % des Allemands pensent que les choses vont dans la bonne direction, 72 % dans la mauvaise. En Angleterre, ces chiffres sont de 21 % et de 79 %. La palme revient à la France, avec 82 % de nos concitoyens qui estiment maintenant que les choses vont dans la mauvaise direction et 18 % seulement dans la bonne. De quoi les Français ont-ils peur ? On est tenté de dire : de tout ou presque. Certitude d’être dans un déclin puissant (82 %) et quasi irréversible, peur d’être dissous dans la mondialisation (pour 60 %, elle est une menace), peur d’un conflit nucléaire depuis l’invasion de l’Ukraine pour près des deux tiers d’entre eux, peur quasi majoritaire de ce que certains présentent comme une submersion migratoire à venir, peur de la dénatalité, d’une possible nouvelle crise sanitaire depuis le traumatisme du Covid-19, du réchauffement climatique, de l’effondrement du système de protection sociale et, maintenant, des déficits colossaux auxquels la France doit faire face. Le trait d’union de toutes ces peurs est simple : il s’agit d’angoisses de disparition. Une petite partie de la population est certes dans un tout autre registre –il y a une France aisée, diplômée, confiante, positive, ouverte. Il ne faut pas l’ignorer, mais elle est minoritaire.

La France d’aujourd’hui, angoissée, repliée, fracturée, fatiguée, est le miroir inversé de la France pompidolienne

Cette France d’aujourd’hui, angoissée, repliée, fracturée, fatiguée – la fatigue est l’une des émotions les plus citées par les Français pour s’autodécrire – est le miroir inversé de la France pompidolienne.

La France de De Gaulle était puissante, mais elle était aussi à bien des égards grandiloquente, voire surannée, figée et bloquée. La statue du Commandeur, le poids de l’histoire, l’obsession de la grandeur et la geste gaullienne écrasaient tout. Le plaisir, enfin, ne rimait pas particulièrement avec le Général, plus enclin à une forme d’austérité ! Cette France du devoir va donc globalement bien, elle panse ses blessures, se reconstruit, sort de la crise algérienne, mais elle est corsetée. De Gaulle nous rassure et nous tire vers le haut. De Gaulle a raison et nous redonne de la fierté. Mais on n’a pas toujours raison d’avoir raison, et de Gaulle nous fatigue aussi. Mai 68 est en partie une réaction à cette situation.

Bien plus tard, la France de Valérie Giscard d’Estaing sera une autre France. Pas encore dans les fractures contemporaines, mais déjà marquée par l’angoisse de la montée du chômage, par la crise pétrolière et par la crispation autour d’un président certes réformateur, mais dont la morgue est devenue insupportable à de nombreux Français, a fortiori au bout de vingt-trois ans d’exercice du pouvoir par la droite. La France de Giscard d’Estaing n’est donc pas une France heureuse et la moitié du pays considère que, sans alternance politique depuis l’avènement de la Ve République, le régime n’est pas démocratique.

Nous ne sommes pas encore passés à l’ère des technocrates et des énarques.

La France de Pompidou est au contraire une parenthèse enchantée. Même s’il s’oppose à la Nouvelle Société de son Premier ministre Jacques Chaban Delmas, qui, lui, estime que la France est encore trop verrouillée, Pompidou incarne le changement dans la continuité par rapport à de Gaulle. Il est conservateur et moderne. Il propulse le pays dans l’avenir et l’industrialisation ; il apporte ce qu’il faut de nouveauté ; il est lui-même épris d’art contemporain et cela se sait ; il roule en Porsche et ne dissimule pas qu’il adore cela ; bref, il n’a pas, comme le Général, un pied dans le XIXe siècle, il accepte au contraire le plaisir. Tout à la fois autoritaire et bonhomme, il rassure sans être ni dans la hauteur gaullienne ni dans le mépris ou la condescendance giscardienne. La crise de la représentation n’est pas encore là – la droite n’est au pouvoir que depuis 1958 –, la croissance est forte, les salaires progressent, le chômage est inexistant, le réchauffement climatique paraît encore la lubie de quelques rares scientifiques. Bien évidemment, de nombreux problèmes existent mais l’avenir appartient encore aux Français. Individuellement, d’une part, parce que l’ascenseur social fonctionne. Collectivement, d’autre part, parce que la France fait encore partie des cinq plus grandes puissances mondiales. Tout cela prouve a minima – et cela compte – que le pays est bien dirigé : les élites au pouvoir sont compétentes, légitimes, bien formées et lettrées – de Gaulle est un militaire, mais aussi un écrivain qui connaît l’histoire ; Pompidou, un normalien agrégé de lettres classiques, auteur d’une anthologie de la poésie. Nous ne sommes pas encore passés à l’ère des technocrates et des énarques. Ces dirigeants ont donc de la culture et une hauteur de vue. On peut être en désaccord avec eux, mais on les respecte. Le monde enfin n’est pas totalement rassurant, mais il est lisible et relativement stable : le bloc soviétique d’un côté, les démocraties de l’autre. Alors, oui, dans la guerre froide, il y a bien le mot guerre, mais la dissuasion nucléaire opère et Brejnev ne donne pas le sentiment d’être un fou furieux.

La parenthèse enchantée taraude les Français, aiguisant le venin de la nostalgie

C’est cette parenthèse enchantée qui taraude les Français, aiguisant le venin de la nostalgie. Il y a d’abord ceux, de moins en moins nombreux, qui l’ont personnellement connue ou dont elle a bercé l’enfance, à travers le discours de leurs parents, mais il y a aussi et surtout cette mémoire entretenue autour des Trente Glorieuses, dont la période pompidolienne est l’apogée. Dans l’enquête « fractures françaises » réalisée annuellement depuis 2013 par Ipsos pour Le Monde, 73 % des Français déclarent en 2023 qu’« avant, c’était mieux ». Un chiffre en réalité très stable et surtout, qui varie peu selon l’âge : 70 % chez les moins de 35 ans, 75 % chez les 35-59 ans, 72 % chez les 60 ans et plus. Les jeunes ne sont donc pas en reste.

Ce regard sur le passé, et notamment sur la période pompidolienne, éclaire aussi particulièrement ce que traverse aujourd’hui la société française. Celle-ci est en réalité profondément désemparée, plus encore que désespérée. C’est ainsi qu’il faut comprendre cet autre résultat extrait de l’enquête fractures françaises : 71 % des Français déclarent que « dans leur vie, ils s’inspirent de plus en plus des valeurs du passé ». Autant le « avant, c’était mieux » relève d’une nostalgie un peu gémissante, autant dire que l’on s’inspire des valeurs du passé montre la difficulté à trouver hic et nunc des repères suffisants. Et c’est bien ce qui caractérise le moment présent : quand deux individus se rencontrent et se demandent : « Comment ça va ? », la réponse devenue quasi systématique est : « C’est compliqué. » « C’est compliqué », et non : « C’est difficile. » Tout est dit dans cette évolution sémantique. Dans les années 1960, la situation était en réalité « difficile » à bien des égards. Mais quand un sujet est rude ou difficile à résoudre, il est au moins bien identifié. Aujourd’hui, la situation est « compliquée », c’est-à-dire complexe. On ne sait pas par quel bout prendre le problème, car, en réalité, il y en a une multitude et ils sont la plupart du temps totalement imbriqués. Les crises arrivent ainsi simultanément et la solution pour en atténuer une peut en aggraver une autre. Exemple archétypal : la tension entre la nécessaire croissance de l’économie pour produire de la richesse, améliorer le pouvoir d’achat et financer le vieillissement de la population, les services publics, etc., et la dégradation de l’environnement produite par cette même croissance. La parenthèse enchantée du pompidolisme dans l’imaginaire français nous apprend déjà cela : c’est la complexité et la simultanéité des crises qui produisent aujourd’hui un ébranlement profond des consciences, ce sentiment d’être perdu, que le monde est un peu fou, va trop vite et, donc, cette demande de stabilité et de repères simples. Le stade ultime de la simplicité étant la simplification à outrance puis le complotisme, qui réduit la complexité du monde à une cause unique – les étrangers, la faillite des élites, etc. –, il ne faut donc pas s’étonner de la progression de ce dernier.

La demande profonde du pays est tout au contraire une demande d’apaisement, d’harmonie, de refus de la sauvagerie, de retenue

La parenthèse enchantée du pompidolisme nous renseigne également sur le rapport des Français à leurs leaders politiques. Le désenchantement actuel n’est pas seulement dû à la montée de la défiance et à la crise du résultat. L’idée profonde, tenace et délétère qui habite les Français est que les responsables politiques actuels n’ont plus de hauteur, de vision, que la lutte qui les oppose est une lutte d’ambitieux davantage préoccupés par eux-mêmes que par l’intérêt du pays et qu’une fois arrivés au pouvoir, ils gouvernent au tableau Excel et – horreur suprême – aux sondages ! Il y a de nombreuses raisons à cela mais c’est la figure de De Gaulle et celle de Pompidou qui nourrissent ce sentiment.

Cette parenthèse nous éclaire aussi sur les aspirations profondes du pays. Contrairement à ce que certains affirment, il n’y a pas aujourd’hui en France un phénomène de décivilisation, c’est même tout le contraire. Il y a, à l’évidence, des situations d’extrême violence. Mais justement, elles horrifient 90 % de la population française, qui jugent massivement que nous vivons dans une société violente, que cette violence augmente et qui le déplorent. Les mots ont donc un sens, et nous ne sommes pas du tout face à un phénomène inverse au « processus de civilisation » décrit par Norbert Elias. La demande profonde du pays est tout au contraire une demande d’apaisement, d’harmonie, de refus de la sauvagerie, de retenue, y compris dans les rapports entre hommes et femmes. Une demande également de beauté face à l’enlaidissement du monde et à sa bétonisation.

Ce dont, finalement, les Français ont profondément besoin, c’est probablement de cesser de regarder dans le rétroviseur, de se détacher de la France de Pompidou et de regarder le monde tel qu’il est aujourd’hui. 

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