Étrange ouvrage que Le Nœud gordien, publié de manière posthume quelques mois après la disparition brutale de Georges Pompidou en 1974, alors que son successeur, Valéry Giscard d’Estaing, est déjà installé à l’Élysée. Testament politique, œuvre visionnaire débutée dans la foulée de Mai 68 par celui qui n’était alors que Premier ministre, ce livre intrigue d’abord par le motif obscur qui a présidé à sa réalisation – il n’est ni un manifeste, ni un plaidoyer pro domo, ni un programme politique –, mais il étonne aussi par ses propositions non conformistes et sa définition froide du pouvoir : « Gouverner, c’est contraindre », même si, ajoute le président, on ne peut prétendre accomplir cette tâche « sans empathie pour les citoyens ». Le passage reproduit ci-dessous, situé à la fin du livre, est l’un des plus saisissants. Annonçant l’érosion des libertés fondamentales, le président anticipe l’avènement d’une société individualiste sans tabous, que ses ambivalences finiront par conduire à devoir choisir entre le maintien des libertés démocratiques et la tentation de l’« homme fort et casqué » qui, comme Alexandre, tirera l’épée pour trancher le nœud gordien. Pour Pompidou, cet homme fort a le nom d’une idéologie : le fascisme, dont il jugeait la victoire plus probable dans l’avenir que celle du communisme. Cinquante ans plus tard, nous y sommes.
Vincent Martigny

« … En la ville de Gordius, que l’on dit avoir été anciennement le séjour ordinaire du roi Midas, il vit le chariot dont on parle tant, lié d’une liaison d’écorce de cormier ; et lui en conta-t-on un propos que les habitants tenaient pour prophétie véritable, que celui qui pourrait délier cette liaison était prédestiné pour être un jour roi de toute la terre. Si dit le commun qu’Alexandre ne pouvant délier cette liaison, parce qu’on n’en voyait point les bouts, tant ils étaient entrelacés par plusieurs tours et retours les uns dans les autres, dégaina son épée et coupa le nœud par la moitié… »

Plutarque, Vie d’Alexandre le Grand, traduction d’Amyot.

 

[…] Il faut s’interroger sur l’avenir. Je parle, maintenant, du seul avenir de la France.

Si je reprends sommairement l’analyse que font de la situation actuelle les thuriféraires de la Révolution, nous sommes au terme d’une période de « répression », voire de « sur-répression » (les penseurs pénétrés du germanisme cherchent volontiers l’originalité dans l’accumulation des préfixes) durant laquelle un pouvoir politique autoritaire, expression de la domination, et de la domination bourgeoise en particulier, a refréné les tendances « instinctuelles » (sic) de l’homme et en particulier du travailleur vers la libération, la satisfaction des besoins et des désirs, l’extension des loisirs, la disparition du labeur aliéné. L’heure approche où l’action commune des intellectuels, de la jeunesse et du monde ouvrier permettra cette libération et la construction d’un monde entièrement tourné vers la réalisation du bonheur humain sur terre.

Je le dis très franchement, si ces spéculations intellectuelles répondaient à la réalité, je n’y verrais pour ma part nul inconvénient. Le monde dur et inégal où nous vivons, en dépit de progrès matériels et techniques sans précédent historique, ne mériterait pas d’être défendu à seule fin de maintenir des injustices excessives et le privilège de l’argent. C’est d’ailleurs l’aspect le plus sympathique des réactions qu’eurent en Mai tant de fils de familles bourgeoises ou aristocratiques, qui ne cédèrent pas seulement au plaisir de s’encanailler ou au goût, naturel à la jeunesse, des jeux violents, mais ressentirent en eux-mêmes le caractère choquant des avantages que leur avait donnés leur naissance et auxquels d’ailleurs je n’en connais aucun qui, les incendies de Mai éteints, ait renoncé.

Lorsqu’on a la responsabilité de gouverner un peuple, on n’a pas le droit de le précipiter dans l’inconnu

Malheureusement, comme le dit Tocqueville, « ce qui est bon chez les écrivains est parfois vice chez les hommes d’État ».

Lorsqu’on a la responsabilité de gouverner un peuple, on n’a pas le droit de le précipiter dans l’inconnu sous prétexte que c’est amusant et que ce qui viendrait ensuite pourrait être meilleur. L’Histoire est là qui nous dit que l’idéal n’a jamais pu être atteint et que sa recherche frénétique a précipité les nations qui s’y sont livrées dans les abîmes.

Or, je suis profondément convaincu que, pour un pays comme la France, nous sommes au contraire à la fin d’une période de « libération ». Depuis vingt ans, toutes les contraintes traditionnelles – religieuse, familiale, sociale, sexuelle – se sont, non pas atténuées, mais effondrées. Beaucoup d’hommes d’Église ne croient plus ou donnent à peine l’impression de croire encore à la Grâce, aux Mystères, à la Vie éternelle même et ne prêchent plus que le bonheur sur la terre, ne veulent trouver la foi que dans la connaissance claire et par la réflexion individuelle, substituant en fait à la religion une sorte de morale sociale évangélique en elle-même très respectable, mais qui est tout sauf une foi et où la revendication remplace l’espérance.

La famille se relâche, par le divorce, par la liberté des époux et plus encore par la liberté des enfants, devenus maîtres à la maison, faisant prévaloir leurs goûts et leurs besoins, mieux, les faisant partager par leurs parents. Quant à la liberté des rapports sexuels, à la transformation dans la vie de la femme et de la jeune fille, qu’ont amenés les moyens de contraception, il suffit d’évoquer le sujet pour que chacun en ressente l’évidence.

Faut-il redire combien la notion de patrie a perdu toute valeur pour beaucoup de jeunes et souligner l’illusion de ceux qui voudraient lui substituer purement et simplement la notion de l’Europe, notion qui n’a d’attrait pour cette jeunesse que dans la mesure où elle reste abstraite et n’implique aucune obligation ?

Or, en même temps que s’instaure ainsi dans les mœurs et les esprits une sorte d’anarchie, l’homme se trouve doté, du fait des découvertes scientifiques, d’une puissance d’action sur les éléments certes, mais aussi sur l’homme, toute nouvelle et démesurée.

Le savant, l’ingénieur, le technocrate disposent de moyens colossaux. Ces moyens, pour l’essentiel, se concentrent dans les mains d’un État et d’une administration qui encadrent les individus, les mettent en fiches perforées, les désigneront demain par un numéro, déterminant la progression du niveau de vie, les activités souhaitables et leur répartition géographique, prenant en charge l’éducation, l’instruction, la formation professionnelle, et bientôt le devoir et le droit de procréation, déjà la durée du travail et des loisirs, l’âge de la retraite, les conditions de la vieillesse, le traitement des maladies. Encore faut-il ajouter que les responsables des grands États sont en mesure de précipiter l’humanité dans le néant par la guerre atomique. Ainsi, au moment même où l’individu se sent et se rend libre des contraintes traditionnelles, s’édifie une machine technico-scientifique monstrueuse qui peut réduire ce même individu en esclavage ou le détruire du jour au lendemain. Tout dépend de ceux qui tiendront les leviers de commande.

Qu’on ne se berce pas de l’illusion du contrôle. Une fois au volant de la voiture, rien ne peut empêcher le conducteur d’appuyer sur l’accélérateur et de diriger le véhicule où il le veut. Seul le choix des dirigeants demeure à la disposition du peuple, ce choix, et les institutions, les lois qui y président.

Choix des dirigeants. Je veux dire que la République ne doit pas être la République des ingénieurs, des technocrates, ni même des savants. Je soutiendrais volontiers qu’exiger des dirigeants du pays qu’ils sortent de l’ENA, de Polytechnique est une attitude réactionnaire qui correspond exactement à l’attitude du pouvoir royal à la fin de l’Ancien Régime exigeant des officiers un certain nombre de quartiers de noblesse.

La République doit être celle des « politiques » au sens vrai du terme, de ceux pour qui les problèmes humains l’emportent sur tous les autres

La République doit être celle des « politiques » au sens vrai du terme, de ceux pour qui les problèmes humains l’emportent sur tous les autres, ceux qui ont de ces problèmes une connaissance concrète, née du contact avec les hommes, non d’une analyse abstraite, ou pseudo-scientifique, de l’homme. C’est en fréquentant les hommes, en mesurant leurs difficultés, leurs souffrances, leurs désirs et leurs besoins immédiats, tels qu’ils les ressentent ou tels parfois qu’il faut leur apprendre à les discerner, qu’on se rend capable de gouverner, c’est-à-dire, effectivement, d’assurer à un peuple le maximum de bonheur compatible avec les possibilités nationales et la conjoncture extérieure.

L’époque n’est plus à Louis XIV dans son palais de Versailles, au milieu de ses grands, mais rien n’y ressemblerait davantage qu’un Grand Ordinateur dirigeant de la salle de commande électronique le conditionnement des hommes. Mieux vaut encore, pour prendre un exemple concret, un patron de combat contre lequel des syndicats puissants défendent les droits des travailleurs, qu’une machine IBM réalisant les conditions propres à obtenir le rendement maximum dans une ambiance de musique douce et de couleur apaisante. Le bonheur que nos ingénieurs préparent à l’homme de demain ressemble vraiment trop aux conditions de vie idéales pour animaux domestiqués. En vérité, l’avenir serait plutôt à Saint Louis tel qu’on se l’imagine sous un chêne au milieu de son peuple, c’est-à-dire à des chefs ayant une foi, une morale et répudiant « l’absentéisme du cœur ».

À défaut qu’on puisse en arriver là, et nous en sommes loin, il faut des institutions, des institutions qui assurent à toutes les étapes de la vie, à tous les échelons de la société, dans tous les cadres où s’insère la vie individuelle – famille, profession, province, patrie – le maximum de souplesse et de liberté. Cela, afin de limiter les pouvoirs de l’État, de ne lui laisser que ce qui est sa responsabilité propre et qui est de nos jours déjà immense, de laisser aux citoyens la gestion de leurs propres affaires, de leur vie personnelle, l’organisation de leur bonheur tel qu’ils le conçoivent, afin d’échapper à ce funeste penchant qui, sous prétexte de solidarité, conduit tout droit au troupeau. Cela, afin de permettre au peuple de choisir ses dirigeants en connaissance de cause, de percevoir à l’extérieur et avant qu’il ne soit trop tard ceux qui pourraient être tentés par le pouvoir sans limites que donnent les moyens techniques.

Car cette évolution parallèle à laquelle nous avons assisté de l’anarchie des mœurs et de l’accroissement illimité du pouvoir étatique va bien au-delà des récriminations contre la dictature des bureaux ou alors faut-il l’entendre au sens de l’univers de Kafka. Elle porte en elle-même un péril immense et dans lequel nous pouvons tomber de deux manières opposées. Soit en faisant prévaloir l’anarchie, qui détruirait rapidement les bases mêmes de tout progrès et déboucherait fatalement sur un totalitarisme de gauche ou de droite ; soit en allant directement vers la solution totalitaire.

Le péril n’est pas illusoire. Les théoriciens peuvent, dans l’abstraction, accumuler les raisonnements subtils et compliquer à l’envi les nœuds du problème humain. Nous sommes arrivés à un point extrême où il faudra, n’en doutons pas, mettre fin aux spéculations et recréer un ordre social.

Quelqu’un tranchera le nœud gordien. La question est de savoir si cela sera en imposant une discipline démocratique garante des libertés ou si quelque homme fort et casqué tirera l’épée comme Alexandre. Le fascisme n’est pas si improbable, il est même, je crois, plus près de nous que le totalitarisme communiste. À nous de savoir si nous sommes prêts, pour l’éviter, à résister aux utopies et aux démons de la destruction. « Je n’étais bon ni pour tyran ni pour esclave », disait Chateaubriand. Je souhaite que demain les dirigeants et les citoyens de mon pays soient pénétrés de cette maxime. 

Extrait du Nœud gordien, Plon, 1974 (rééd. Perrin, 2019)

 

 

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