Il y eut deux roquettes, lancées en direction des réservoirs de carburant des engins. La combustion fut instantanée, deux immenses gerbes de flammes s’élancèrent vers le ciel avant de se rejoindre et que ne s’y superpose un nuage de fumée immense, noirâtre et proprement dantesque, jamais je n’aurais soupçonné que le fuel agricole puisse produire une fumée aussi noire. C’est pendant ces quelques secondes que furent prises la majorité des photographies reproduites, ensuite, dans tous les journaux du monde – et en particulier celle d’Aymeric, qui devait faire tant de couvertures, du Corriere della Sera au New York Times. Déjà il était souverainement beau, les bouffissures de son visage semblaient mystérieusement annulées, et surtout il paraissait paisible, amusé presque, sa longue chevelure blonde flottant dans un souffle de vent qui s’était, à cette seconde, levé ; un joint pendait toujours au coin de sa bouche, et il tenait à demi dressé, contre sa hanche, son fusil d’assaut Schmeisser ; l’arrière-plan était d’une violence abstraite et absolue, une colonne de flammes se tordait sur fond de fumée noire ; mais à cette seconde Aymeric paraissait heureux, enfin presque heureux, il paraissait à sa place tout du moins, son regard et sa pose décontractée surtout reflétaient une incroyable insolence, il était l’une des images éternelles de la révolte et c’est cela qui fit reprendre cette image par tant de quotidiens d’information dans le monde. […]

Je crus quelque temps avoir été le seul témoin de ce qui devait suivre, mais en fait non, un cameraman de BFM avait réussi à se dissimuler dans un bosquet sur le talus de l’autoroute, échappant à la rafle des CRS, et devait produire de l’événement des images parfaitement claires, qui furent même diffusées pendant deux heures sur la chaîne avant qu’elle ne fasse des excuses publiques et ne les retire, mais c’était trop tard, la séquence était passée sur les réseaux sociaux et en milieu d’après-midi elle totalisait déjà plus d’un million de vues ; le voyeurisme des chaînes de télévision fut une nouvelle fois, et à juste titre, stigmatisé ; il aurait mieux valu en effet que cette vidéo serve aux besoins de l’enquête, et aux besoins de l’enquête exclusivement.

Son fusil d’assaut confortablement posé à hauteur de la taille, Aymeric entama un lent mouvement tournant, visant l’un après l’autre les CRS. Ils resserrèrent leur formation, la largeur de la ligne diminua d’au moins un mètre, il y eut un bruit assez fort lorsque leurs boucliers de Plexiglas se heurtèrent, puis le silence se fit. Les autres agriculteurs avaient saisi leurs fusils et s’étaient avancés au-devant d’Aymeric, braquant eux aussi leurs armes ; mais ils n’avaient que des fusils de chasse, et les CRS comprenaient évidemment que le Schmeisser d’Aymeric, calibré en 223, était le seul à pouvoir fracturer leurs boucliers, transpercer leurs gilets pare-balles. Et rétrospectivement je pense que c’est ça, l’extrême lenteur du mouvement d’Aymeric, qui provoqua la tragédie, mais aussi l’étrange expression de son visage, il avait l’air prêt à tout, et les hommes prêts à tout sont heureusement peu nombreux mais peuvent produire un dégât considérable, ces CRS ordinaires, habituellement basés à Caen, le savaient mais de manière un peu théorique, ils n’étaient pas préparés à affronter ce danger, les gens du GIGN ou du RAID auraient probablement davantage conservé leur sang-froid, et cela fut suffisamment reproché au ministre de l’Intérieur, mais aussi comment prévoir, il ne s’agissait pas de terroristes internationaux, c’était, au départ, une simple manifestation d’agriculteurs. Aymeric semblait amusé, sincèrement amusé et narquois, mais très loin aussi, carrément ailleurs, je crois que je n’avais jamais vu quelqu’un d’aussi loin, je m’en souviens parce que l’idée me vint un moment de dévaler la pente et de courir vers lui, et au moment même où je la formais je compris qu’elle était inutile et que rien d’amical ni d’humain ne pourrait plus, en ce dernier moment, l’atteindre.

Il tourna lentement, de la gauche vers la droite, visant individuellement chaque CRS, derrière son bouclier (ils ne pouvaient en aucun cas tirer les premiers, ça j’en avais la certitude ; mais c’était la seule certitude, en réalité, que j’avais). Il accomplit ensuite le mouvement inverse, de la droite vers la gauche ; puis, ralentissant encore, il revint vers le centre, s’immobilisa pendant quelques secondes, je pense moins de cinq. […]

J’allumai la cafetière, avalai mon comprimé de Captorix et défis l’emballage d’une nouvelle cartouche de Philip Morris avant d’allumer BFM, et tout me sauta aussitôt à la figure, je n’avais pas rêvé ma journée de la veille, tout était vrai, BFM diffusait exactement les images dont je me souvenais, qu’ils essayaient d’assortir de commentaires politiques appropriés, mais quoi qu’il en soit les événements de la veille avaient bel et bien eu lieu, le bruit ambiant chez les éleveurs de la Manche et du Calvados s’était synthétisé en drame, une fracture locale s’était concrétisée en une séquence de déchaînement lourd, et une configuration historique assortie d’un mini-récit s’était aussitôt organisée. Cette configuration était locale, mais elle aurait manifestement des répercussions globales, les commentaires politiques se mettaient peu à peu en place sur la chaîne d’informations, et leur teneur générale me surprit : tout le monde comme de coutume condamnait la violence, déplorait la tragédie et l’extrémisme de certains agitateurs ; mais, aussi, il y avait chez les responsables politiques une gêne, un embarras très inhabituels chez eux, aucun ne manquait de souligner qu’il fallait, jusqu’à un certain point, comprendre la détresse et la colère des agriculteurs, et en particulier des éleveurs, le scandale de la suppression des quotas laitiers revenait comme un impensé obsédant, coupable, dont personne ne parvenait tout à fait à s’affranchir, seul le Rassemblement national semblait tout à fait clair sur ce sujet.  

Sérotonine © Flammarion, 2019 

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