Elle aplatit les platanes au long des routes, elle allonge et distord les lettres lumineuses des postes à essence, la nuit, elle bâillonne les cris des pneus devenus muets d’attention tout à coup, elle décoiffe aussi les chagrins : on a beau être fou d’amour, en vain, on l’est moins à deux cents à l’heure. Le sang ne se coagule plus au niveau du cœur, le sang gicle jusqu’à l’extrémité de vos mains, de vos pieds, de vos paupières alors devenues les sentinelles fatales et inexorables de votre propre vie. C’est fou comme le corps, les nerfs, les sens vous tirent vers l’existence. Qui n’a pas cru sa vie inutile sans celle de « l’autre » et qui, en même temps, n’a pas amarré son pied à un accélérateur à la fois trop sensible et trop poussif, qui n’a pas senti son corps tout entier se mettre en garde, la main droite allant flatter le changement de vitesse, la main gauche refermée sur le volant et les jambes allongées, faussement décontractées mais prêtes à la brutalité, vers le débrayage et les freins, qui n’a pas ressenti, tout en se livrant à ces tentatives toutes de survie, le silence prestigieux et fascinant d’une mort prochaine, ce mélange de refus et de provocation, n’a jamais aimé la vitesse, n’a jamais aimé la vie – ou alors, peut-être, n’a jamais aimé personne.

[…]

Contrairement à ce qu’on pourrait croire, les tempo de la vitesse ne sont pas ceux de la musique. Dans une symphonie, ce n’est pas l’allegro, le vivace ou le furioso qui correspond au deux cents à l’heure, mais l’andante, mouvement lent, majestueux, sorte de plage où l’on parvient au-dessus d’une certaine vitesse, et où la voiture ne se débat plus, n’accélère plus et où, tout au contraire, elle se laisse aller, en même temps que le corps, à une sorte de vertige éveillé, attentif, et que l’on a coutume de nommer « grisant ». Cela se passe la nuit sur une route perdue, et parfois le jour dans des régions désertes. Cela se passe à des moments où les expressions « interdiction », « port obligatoire », « assurances sociales », « hôpital », « mort », ne veulent plus rien dire, annulées par un mot simple, utilisé par les hommes à toutes les époques, à propos d’un bolide argenté ou d’un cheval alezan : le mot « vitesse ». Cette vitesse où quelque chose en soi dépasse quelque chose d’extérieur à soi, cet instant où les violences incontrôlées s’échappent d’un engin ou d’un animal redevenu sauvage et que l’intelligence et la sensibilité, l’adresse – la sensualité aussi – contrôlent à peine, insuffisamment en tout cas pour ne pas en faire un plaisir, insuffisamment pour ne pas lui laisser la possibilité d’être un plaisir mortel. Odieuse époque que la nôtre, celle où le risque, l’imprévu, l’irraisonnable sont perpétuellement rejetés, confrontés à des chiffres, des déficits ou des calculs ; époque misérable où l’on interdit aux gens de se tuer non pour la valeur incalculable de leur âme mais pour le prix d’ores et déjà calculé de leur carcasse.

En fait la voiture, sa voiture, va donner à son dompteur et son esclave la sensation paradoxale d’être enfin libre, revenu au sein maternel, à la solitude originelle, loin, très loin de tout regard étranger. Ni les piétons, ni les agents, ni les automobilistes voisins, ni la femme qui l’attend, ni toute la vie qui n’attend pas, ne peuvent le déloger de sa voiture, le seul de ses biens, après tout, qui lui permette une heure par jour de redevenir physiquement le solitaire qu’il est de naissance. Et si, en plus, les flots de la circulation s’écartent devant sa voiture comme ceux de la mer Rouge devant les Hébreux, si en plus les feux rouges s’éloignent les uns des autres, se raréfient, disparaissent, et si la route se met à osciller et à murmurer selon la pression de son pied sur l’accélérateur, si le vent devient un torrent par la portière, si chaque virage est une menace et une surprise et si chaque kilomètre est une petite victoire, alors étonnez-vous que de paisibles bureaucrates promis à des destins brillants au sein de leur entreprise, étonnez-vous si ces paisibles personnes aillent faire une belle pirouette de fer, de gravier et de sang mêlés dans un dernier élan vers la terre et un dernier refus de leur avenir. On qualifie ces sursauts d’accidentels, on évoque la distraction, l’absence, on évoque tout sauf le principal qui en est justement le contraire, qui est cette subite, insoupçonnable et irrésistible rencontre d’un corps et de son esprit, l’adhésion d’une existence à l’idée brusquement fulgurante de cette existence : « Comment, qui suis-je ? Je suis moi, je vis ; et je vis ça, et j’y vais à 90 kilomètres à l’heure dans les villes, 110 sur les nationales, 130 sur les autoroutes, à 600 à l’heure dans ma tête, à 3 à l’heure dans ma peau, selon toutes les lois de la maréchaussée, de la société et du désespoir. Quels sont ces compteurs déréglés qui m’entourent depuis l’enfance ? Quelle est cette vitesse imposée au cours de ma vie, de mon unique vie ?... »

[…]

Quand on va vite, il y a un moment où tout se met à flotter dans cette pirogue de fer où l’on atteint le haut de la lame, le haut de la vague, et où l’on espère retomber du bon côté grâce au courant plus que grâce à son adresse. Le goût de la vitesse n’a rien à voir avec le sport. De même qu’elle rejoint le jeu, le hasard, la vitesse rejoint le bonheur de vivre et, par conséquent, le confus espoir de mourir qui traîne toujours dans ledit bonheur de vivre. C’est là tout ce que je crois vrai, finalement : la vitesse n’est ni un signe, ni une preuve, ni une provocation, ni un défi, mais un élan de bonheur. 

 

Extraits de « La vitesse », dans Avec mon meilleur souvenir

© Éditions Gallimard, 1984

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