Un hôpital de moins en moins public
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La disparité des revenus entre exercice public et privé est un problème très grave, aux multiples conséquences. C’est la raison principale de la fuite des praticiens vers le secteur libéral. De plus en plus de jeunes médecins promis à une carrière hospitalo-universitaire quittent les CHU pour gagner davantage (deux à huit fois plus selon les spécialités) et profiter d’une plus grande souplesse d’exercice. Cet exode est criant dans le domaine de l’anesthésie, ce qui tue à petit feu la chirurgie dans les hôpitaux publics. Cette fuite de praticiens prive les CHU d’excellents éléments et donc de leur enseignement, et réduit le nombre des patients ayant accès à leurs soins s’ils pratiquent des dépassements d’honoraires.
Il y a quinze ans, les CHU s’en émouvaient. Aujourd’hui, les directions sont résignées ; et le public n’a pas conscience de la chute de la qualité de la formation qui en découlera dans les années à venir. Quant aux défenseurs du néolibéralisme de notre pays, ils ne s’inquiètent pas que les meilleurs praticiens ne deviennent accessibles qu’aux plus fortunés. Peut-être même le souhaitent-ils. Ajouté au fait que c’est un des moyens de démanteler le service hospitalier public et d’aggraver une inégalité d’accès aux soins, c’est aussi le moyen de détruire le versant universitaire de la médecine. La notion d’école qui faisait la renommée de la médecine française risque de disparaître (on envisage déjà des formations d’internes dans le secteur libéral, sans penser que les industries du secteur biomédical s’en réjouissent).
Mais il y a pire. On va vers la privatisation des hôpitaux publics, jugés par Bercy comme des gouffres financiers. En cela, la crise sanitaire est une aubaine : elle a montré à quel point l’hôpital va mal et elle aura engendré une dette dont on nous rabâchera le caractère maléfique. Devant l’impossibilité d’augmenter leurs contributions, il sera facile de faire admettre aux Français que le secteur privé (industries, compagnies d’assurances, banques) doive participer au financement de la santé. Ce secteur n’attend que ça, la santé est la manne financière du xxie siècle. D’où la réticence à supprimer la tarification à l’acte et à instaurer une évaluation de la pertinence des soins. Cette privatisation se fera lentement, en deux ou trois décennies. Déjà, des industries investissent dans la construction de salles d’opération clés en main et la mise à disposition d’appareillages complexes, ce qui assujettit l’hôpital (achat de leurs consommables, maintenance et reversement d’un pourcentage sur chaque acte). C’est un donnant-donnant qui allège la dette des hôpitaux par réduction de leurs investissements mais restreint leur marge de liberté, leur impose des contraintes d’activité et taylorise les praticiens. Enfin, comment admettre que certains d’entre eux puissent, leur formation achevée, exiger des dépassements d’honoraires (parfois faramineux) sans en reverser une partie à la structure publique qui leur a permis d’acquérir leurs compétences aux frais du contribuable. Aucun politique n’évoque ce problème.
La ligne d’horizon, ce sont les États-Unis, où la médecine est à la fois la plus onéreuse et la plus inefficace du monde. Un secteur libéral réservé aux fortunés, des CHU privatisés (même partiellement) pour y traiter les cas complexes, et les autres hôpitaux pratiquement délaissés pour accueillir les plus pauvres et les malades chroniques pas assez rentables pour le secteur privé : voilà le pire des modèles à éviter. Mais cela implique un courage politique qui manque cruellement, contrairement aux promesses électorales.
Conversation avec JULIEN BISSON
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