En première ligne lors de la pandémie, l'hôpital public fait aujourd'hui face à une importante pénurie de personnel. En décembre dernier, le 1 interrogeait Zaynab Riet, déléguée générale de la Fédération hospitalière de France.

 

Dans quel état de santé l’hôpital public français se trouve-t-il aujourd’hui ?

Dans un état de santé paradoxal. Il fait à la fois preuve d’une forte vitalité et d’un extrême épuisement. Il a été le bouclier sanitaire du pays pendant toute la crise sanitaire : 84 % des malades du Covid-19 hospitalisés l’ont été à l’hôpital public. Il a montré qu’il était fort, puissant, qu’il était réactif et adaptatif. Ce gros paquebot, prétendument incontrôlable, immaîtrisable, a tenu le choc en pleine tempête et continue de relever les défis qui se présentent à lui. Je vous mets au défi de trouver un autre type d’organisation dans notre pays capable d’une telle chose. La crise a par ailleurs redonné du sens à l’hôpital public : les lourdeurs administratives ont disparu temporairement, la priorité a été de soigner ; les équipes ont retrouvé le sens de leur métier. On n’exerce pas à l’hôpital par hasard. Les soignants, les non-soignants, les médecins, le personnel administratif, les directeurs, les équipes techniques et logistiques ont le service public, l’intérêt général, chevillé au corps. C’est un formidable moteur. Mais tout cela n’est pas sans conséquence. Les équipes sont aujourd’hui à bout de forces.

Comment en est-on arrivé là ?

Depuis deux décennies, l’objectif national de dépenses d’assurance maladie (Ondam) est calibré non pas sur nos besoins de santé, mais sur des objectifs d’économies obéissant à une vision très court-termiste. [Si cet indicateur budgétaire prévisionnel n’est pas un plafond limitatif et peut dans les faits être dépassé, le montant fixé agit néanmoins comme une contrainte.] L’Ondam ne croît pas au même rythme que les dépenses structurelles, qui sont liées, entre autres, à l’évolution du personnel ou au prix des nouveaux traitements disponibles. C’est une erreur, car en fixant des objectifs de santé et de prévention, on économiserait. Chercher à éviter l’obésité, l’hypertension ou l’insuffisance cardiaque coûterait moins cher à la nation.

L’hôpital public subit aussi une seconde peine, puisqu’il joue le rôle de régulateur. Chaque début d’année, une petite portion de l’Ondam hospitalier est mise de côté. Si l’ensemble des opérateurs de santé – à savoir le public, le privé et les libéraux – dépassent le budget défini, les pouvoirs publics piochent dans cette provision. En temps normal, l’hôpital public ne dépasse jamais ses objectifs. Il est en revanche très difficile de contrôler l’évolution des dépenses de ville. Sur les quinze dernières années, l’effort d’économies sur l’hôpital dans le cadre de l’Ondam s’élève à 10 milliards d’euros. Sachant que 70 % du budget d’un hôpital concerne le personnel – 80 % en psychiatrie –, les économies ont donc une répercussion directe sur les ressources humaines.

« Ce gros paquebot, prétendument incontrôlable, a tenu le choc en pleine tempête et continue de relever les défis qui se présentent à lui »

La tarification à l’activité (T2A) est souvent présentée comme la grande responsable des maux de l’hôpital. Sa mise en place était-elle une erreur ?

Installer une logique médico-économique à travers la T2A était une démarche saine et responsabilisante. L’Assurance maladie a calculé qu’environ 20 à 30 % des dépenses dans le système de santé étaient inutiles. Prenons l’exemple d’un patient qui a fait établir son bilan biologique dans un laboratoire en ville. Peu après, il développe de la fièvre et se rend aux urgences. Si l’hôpital ne lui demande pas ses derniers résultats, on va lui refaire passer tous les examens. Voici l’exemple d’un acte redondant et coûteux. Il était nécessaire de lutter contre ce genre de gaspillage. Avant la mise en œuvre de la T2A, l’hôpital fonctionnait sur une logique de prix de journée fixe par patient et dans une enveloppe fermée, totalement inadaptée. Un accouchement par voie basse et une césarienne, plus coûteuse en matériel, étaient valorisés de la même manière. Cela n’avait pas de sens… En revanche, il existe bien des effets pervers à la T2A. Elle n’est pas pensée pour certains profils de patients, comme les personnes âgées. Prenons un autre cas, celui d’un patient ayant besoin d’une prothèse de hanche, dont la pose est désormais réalisée quasi en ambulatoire : la situation est différente selon que vous avez 50 ans et êtes bien entouré ou que vous avez 80 ans et êtes seul chez vous. Il faut corriger ces effets pervers sans pour autant abandonner la T2A. En Suède, lorsqu’une personne âgée reste trop longtemps à l’hôpital ou en sort sans que tout ait été organisé pour ses soins, l’hôpital peut être pénalisé au niveau de son budget parce que le parcours de soins n’a pas été assuré.

La pandémie a contraint les hospitaliers à travailler main dans la main avec les libéraux, parfois avec le privé. Faut-il s’inspirer à long terme de cette stratégie ?

Des formes de coopération existaient déjà entre la médecine de ville et l’hôpital, mais la pandémie a agi comme un catalyseur. Il faut bien sûr poursuivre dans cette voie. En revanche, l’implication du secteur privé n’a pas été à la hauteur partout. Elle a été forte en Île-de-France ; bien moindre en région PACA et dans le Grand Est, par exemple. Il faut absolument travailler sur ce point. En pleines deuxième et troisième vagues, certaines cliniques proposaient encore des rendez-vous de chirurgie esthétique au lieu de prendre en charge des patients malades du Covid…

« Le taux d’accidents du travail et d’invalidité chez les aides-soignants est supérieur à celui des professionnels du BTP »

Le Ségur de la santé a-t-il été à la hauteur de vos attentes ?

Il faut reconnaître que c’est un effort considérable et historique. Au total, près de 12 milliards d’euros auront été injectés depuis fin 2020 dans la revalorisation de la rémunération du personnel de santé tout au long de sa carrière, tous établissements confondus. La Fédération hospitalière de France avait deux demandes prioritaires : une revalorisation des carrières des soignants et une revalorisation de la permanence des soins, à savoir les gardes et les astreintes. Depuis 2004, celles-ci pèsent particulièrement sur l’hôpital public puisque la médecine de ville n’y est plus contrainte. Seuls 39 % des généralistes participent aux gardes dans la permanence des soins ambulatoires en ville, la nuit ou le week-end. Contrairement aux salaires, la permanence des soins n’a pas été revalorisée. Ce n’est pas uniquement le fait des pouvoirs publics : les organisations syndicales de médecins ont préféré privilégier une hausse généralisée pour tous. À la FHF, nous continuons d’avoir des attentes très fortes. D’un point de vue général, nous souhaitons que les métiers de la santé soient bien mieux valorisés. On voit régulièrement des campagnes de communication pour l’armée ou la SNCF. À quand une campagne pour les métiers de la santé ? Est-ce parce qu’ils sont majoritairement féminins qu’ils sont moins mis en valeur ? Dans notre fonction publique hospitalière, le taux d’accidents du travail et d’invalidité chez les aides-soignants est supérieur à celui des professionnels du BTP. Il nous faut beaucoup plus d’effectifs.

Comment réformer efficacement l’hôpital ?

L’hôpital a subi assez de réformes. Ce que nous voulons, c’est une réforme du système de santé. C’est en donnant à tous les Français accès aux soins que l’on désengorgera l’hôpital. Cela passe par une reconnaissance de la médecine générale. La population vieillit, les maladies chroniques se multiplient. Expliquer à une personne de 70 ans son nouveau traitement prend du temps. Or, un médecin généraliste est payé la même somme pour renouveler une ordonnance en cinq minutes que pour ce type de consultation. Par ailleurs, sur un territoire, lorsqu’un médecin généraliste disparaît, on observe systématiquement une hausse des passages aux urgences.

« L’hôpital public a un rôle structurant pour la nation »

Souvent, parce qu’ils n’ont pas pu consulter avant, ces patients arrivent à l’hôpital dans un état dégradé, nécessitant une hospitalisation dans un service adapté. À l’heure actuelle, 10 % des Français n’ont pas de médecin traitant. Le problème se pose également au niveau des spécialités. Dans le Val-d’Oise, il faut attendre neuf à dix mois pour décrocher un rendez-vous chez un ophtalmo. Les spécialistes doivent être mieux répartis sur le territoire en fonction du nombre d’habitants et des besoins de santé. On pourrait imaginer d’interdire l’installation en secteur 2, avec dépassements d’honoraires, dans les spécialités qui sont déjà suffisamment présentes sur un territoire donné. L’écart du nombre de psychiatres installés, par exemple, varie de 1 à 40 pour 1 000 personnes sur les différentes parties du territoire. Et puis, il faut former les médecins pour les besoins que nous avons. À la sortie des études de médecine, la chirurgie esthétique et réparatrice est la spécialité la plus demandée par les étudiants. Va-t-on continuer à payer des formations pour cela ?

Dernier point : il faut absolument s’atteler à une vraie politique de prévention. Hormis les plus âgés, les personnes payant le plus lourd tribut de cette crise sanitaire sont celles qui souffrent d’obésité, de diabète de type 2 et d’hypertension allant jusqu’à l’insuffisance cardiaque. Or, ces maladies, mis à part l’obésité génétique, ne sont pas une fatalité. Il n’est pas normal qu’en 2021 nous en soyons encore là.

« La santé est le fondement de notre démocratie, et c’est au service public de la garantir »

Alors que démarre une cinquième vague de Covid-19, l’hôpital public est-il aujourd’hui plus armé ou plus fragile qu’avant le début de la crise ?

Il est fragilisé. Il faut absolument solliciter tous les acteurs et imposer aux cliniques de participer à la prise en charge des patients pour éviter que les hôpitaux publics, les CHU ne soient contraints de déprogrammer des actes. Si on fait cela, on gérera sans difficulté.

Qu’attendez-vous de la campagne présidentielle ?

Nous attendons des candidats qu’ils nous disent précisément leurs objectifs en matière de santé pour les cinq ans, leurs indicateurs d’évaluation et sur quoi ils s’engagent réellement. Nous voulons des objectifs concrets. Nous attendons aussi d’eux qu’ils se prononcent sur les moyens dédiés à la recherche, à l’innovation et à la consolidation de ce qui a été amorcé dans le cadre du Ségur. Nous avons lancé une plateforme en ligne avec trente propositions pour la campagne. Il est urgent que les candidats se reconnectent à la réalité. Et ceux qui voudront instrumentaliser le sujet, nous ne les laisserons pas faire. L’hôpital public a un rôle structurant pour la nation, c’est pourquoi il faut absolument consolider notre système de santé, afin qu’il dure. Notre devise républicaine devrait d’ailleurs être « liberté, égalité, fraternité, santé ». Car la santé est le fondement de notre démocratie, et c’est au service public de la garantir. 

 

Propos recueillis par Manon Paulic

 

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