« La santé n’a pas de prix, mais elle a un coût. » La formule, utilisée en 1986 par Philippe Séguin, est devenue un poncif. Celui qui est à l’époque ministre des Affaires sociales et de l’Emploi dans le gouvernement de cohabitation de Jacques Chirac présente alors son plan de réforme de l’Assurance maladie – l’un des premiers d’une longue série. Le temps de la croissance forte et du plein-emploi est déjà loin, l’heure est à la rigueur. La droite et la gauche enfourchent un même cheval de bataille : résorber le « trou » de la Sécurité sociale pour faire face à la crise financière que traverse la France, comme la plupart des pays occidentaux, depuis le début de la décennie. 

C’est dans ce contexte que se développe une nouvelle façon de penser le fonctionnement des administrations : le new public management (NPM) – en français, la « nouvelle gestion publique » –, un mouvement qui se déploiera, à des degrés divers, dans la plupart des pays de l’OCDE. Le secteur public est jugé rigide, coûteux, pas assez innovant. Pour le réformer, le NPM propose une approche fondée sur les trois E : « économie, efficacité, efficience ». Un triptyque supposé permettre de répondre aux attentes des citoyens tout en baissant les coûts.

La santé publique ne fera pas exception. À partir des années 1980, les réformes de l’hôpital s’enchaînent, avec la volonté affichée d’obtenir une meilleure efficience couplée à une maîtrise, voire à une réduction des dépenses. « L’idée est de dire qu’on peut gérer les services publics autrement, notamment par le biais de transferts d’outils de gestion du secteur privé au secteur public, résume Marc Olivaux, chercheur en sciences de gestion à l’université de Nîmes. On entre dès lors dans une logique de mesure de la performance des hôpitaux. »

Ainsi, en juillet 1991, la loi portant réforme hospitalière oblige les hôpitaux français à produire des projets visant à améliorer leur efficience, notamment un projet de service qui « prévoit l’organisation générale, les orientations d’activité ainsi que les actions à mettre en œuvre pour développer la qualité et l’évaluation des soins ». En 1996, un autre pas est franchi avec la mise en place de procédures d’évaluation et d’accréditation des hôpitaux qui ont notamment pour objectif de réduire la durée moyenne de séjour (DMS), ainsi que l’instauration du programme de médicalisation des systèmes d’information (PMSI), qui mesure l’activité médicale. 

Est-ce à dire que l’hôpital public serait peu à peu devenu une entreprise comme une autre ? Sans nul doute, déplore le professeur André Grimaldi, auteur du Manifeste pour la santé 2022 (Odile Jacob, 2021) et l’un des défenseurs les plus actifs de l’hôpital public : « La médecine est devenue “industrielle”, le médecin est devenu un ingénieur, l’hôpital, une entreprise et son directeur, un manager. » 

À partir de 2004, une nouvelle méthode de financement des établissements de santé est mise en place : la tarification à l’activité, appelée T2A. Sous cette appellation technique, le principe est relativement simple : en fonction des actes médicaux pratiqués, les patients sont regroupés en « groupes homogènes de malades », eux-mêmes rassemblés en « groupes homogènes de séjour ». À chacun de ces groupes, le ministère de la Santé applique un tarif, mis à jour chaque année, sur la base duquel l’Assurance maladie rembourse l’établissement. En 2018, par exemple, la prise en charge de migraines de niveau 2 était fixée à près de 2 200 euros, un accouchement sans complication à 2 450 euros, et une transplantation cardiaque de niveau 4 à 72 000 euros. À l’époque, à droite comme à gauche, la T2A est vue comme un moyen d’optimiser les dépenses de l’hôpital. « La T2A a permis de faire prendre conscience du coût des soins, estime Marc Olivaux. Tous les professionnels de santé, même s’ils exècrent la T2A dans son fonctionnement actuel, reconnaissent qu’elle a permis une réduction des gaspillages dans les hôpitaux, notamment en limitant le surrecours aux soins et à l’acte médical. »

Mais, si elle n’est pas soigneusement et régulièrement ajustée au contexte médico-social, la T2A présente de nombreux risques, notamment celui de favoriser le nombre d’actes réalisés au détriment de la qualité des soins et, dans cette course à l’activité, d’amener les soignants à réaliser des actes non pertinents. De fait, la T2A a eu de nombreux effets pervers : « Le premier, c’est l’effet inflationniste, détaille le chercheur en sciences de gestion. Si l’objectif est de faire plus d’activité, les établissements vont potentiellement chercher tous les moyens possibles pour l’atteindre : cela s’est notamment traduit par la réduction de la durée moyenne de séjour, l’augmentation du taux de rotation des lits et le recours massif à l’ambulatoire. » Par ailleurs, ce système s’avère inégalitaire : un hôpital fera rentrer bien plus d’argent en multipliant les actes chirurgicaux ponctuels et coûteux qu’en suivant un malade chronique sur le long terme, à l’occasion par exemple de consultations bien moins valorisées financièrement. « Les établissements vont donc naturellement avoir tendance à se concentrer sur les activités bien rémunérées au détriment de celles qui le sont moins. » En France, 21 millions de personnes sont pourtant concernées par ces maladies de longue durée. Marie Meria, une Parisienne de 58 ans souffrant d’encéphalomyélite myalgique – ou syndrome de fatigue chronique –, n’arrive pas à être prise en charge. « Pour moi, l’hôpital public est une forteresse dans laquelle il est impossible de pénétrer », dit-elle. À l’hôpital Saint-Antoine, près duquel elle vit, aucun médecin n’est spécialiste de sa pathologie. On lui a donc suggéré de s’adresser au Centre d’évaluation et de traitement de la douleur de ce même hôpital. Après de multiples appels téléphoniques au secrétariat, elle a enfin réussi à joindre quelqu’un qui lui a demandé d’envoyer un courrier postal, seul moyen d’espérer obtenir un rendez-vous. Une réponse lui est parvenue en octobre dernier : on lui proposait une consultation en septembre 2022. « De nombreux malades sont dans le même cas que moi, précise-t-elle. Des secrétariats et des médecins impossibles à joindre, des délais infernaux, l’impression d’une absence de suivi, d’un vide total. »

Dans les hôpitaux, la T2A est largement critiquée parce qu’elle implique beaucoup d’administratif, de reporting, ce qui, dans un contexte de manque de personnel, est considéré par les soignants comme aberrant.

Au-delà de la T2A, l’autre grand enjeu est celui du budget global des hôpitaux publics, inscrit dans l’objectif national des dépenses d’assurance maladie (Ondam). « L’évolution de l’Ondam tourne autour de 2,4 % de hausse de budget par an, or on devrait être plutôt à 4 % si on laissait fonctionner les hôpitaux normalement, compte tenu de la hausse du nombre de patients, explique Marc Olivaux. L’objectif national de dépenses de l’assurance maladie se situe donc en deçà du taux de croissance nécessaire pour absorber la hausse du nombre de patients. »

Comment sortir de cette situation apparemment inextricable ? L’une des pistes envisagées par le gouvernement est de combiner la T2A à d’autres modes de financement forfaitaires, notamment pour la prise en charge des maladies chroniques et du grand âge. Pour corriger ses effets pervers, une réforme de la T2A était d’ailleurs prévue dans le cadre du plan Ma santé 2022, dont l’objectif était de faire baisser la part de la T2A dans le financement de l’hôpital à environ 50 %, contre plus de 60 % actuellement. En outre, dès novembre 2019, après une forte mobilisation des personnels hospitaliers, un plan d’urgence est venu amender cette réforme avec l’octroi d’un financement supplémentaire de 1,5 milliard d’euros à l’hôpital sur trois ans et la reprise d’un tiers de la dette hospitalière par l’État.

Pour le professeur Grimaldi, l’expérience sans précédent de la vague de Covid dans les hôpitaux est l’opportunité de revenir aux fondements de la conception de l’hôpital comme service public : « La crise sanitaire a mis en valeur nos forces : des soins gratuits et des soignants dévoués et compétents, au service du public, solidaires entre eux, travaillant en équipe. » En matière de financement, il fait valoir une « règle d’or » : le juste soin pour le patient au moindre coût pour la collectivité. Et plaide pour une régulation budgétaire a posteriori, arguant que « la santé est un bien commun qui doit échapper aux logiques du marché ».

« L’objectif de l’hôpital reste de bien soigner les gens, insiste Marc Olivaux. Il faut que la T2A permette de mettre en corrélation la pertinence du soin, la qualité du soin et le résultat atteint. La personne qui sort de l’hôpital a-t-elle été bien soignée, lui a-t-on prodigué les soins les plus adaptés à sa pathologie ? » Une question essentielle que le personnel de l’hôpital public, au vu des contraintes qui pèsent sur lui, peine chaque jour à ne pas perdre de vue. 

Vous avez aimé ? Partagez-le !