L’hôpital public est un paquebot qui sombre. L’eau s’y est infiltrée par les urgences, avant d’envahir progressivement l’ensemble des cales. L’image est de Frédéric Pierru, sociologue au CNRS et coauteur de La Casse du siècle : à propos des réformes de l’hôpital public (Raisons d’Agir, 2019), qui constate l’effondrement de l’attractivité de l’hôpital public dans son ensemble à travers trois éléments majeurs : un taux d’absentéisme avoisinant les 10 % dans les centres hospitaliers universitaires (CHU) ; une moindre stabilité des équipes en raison d’une nette augmentation du turnover, c’est-à-dire le souhait du personnel de changer régulièrement de service ; et, pour terminer, un nombre croissant de départs au profit de carrières libérales ou de reconversions professionnelles. 

Le personnel quitte donc le navire, et les raisons ne manquent pas. Les contraintes liées aux métiers du soin dans le public ont certes toujours été particulièrement difficiles, mais elles ont longtemps été compensées par ce que le chercheur appelle l’« aspect symbolique », à savoir la motivation et la fierté de participer à la santé publique, et la reconnaissance liée à celles-ci. Or, depuis quinze ans, les professionnels qui font tourner cette institution courent après cette reconnaissance, en vain. Globalement, l’image de l’hôpital public n’a fait que se dégrader. Frédéric Pierru accuse notamment les « discours de dénigrement systématique de la part des gouvernants qui, en contrepartie, font l’apologie du privé », et les multiples réformes engagées. L’apparence des établissements elle-même témoigne de ce désintérêt croissant de la part des pouvoirs publics, avec un fort taux de vétusté des CHU et des conditions d’accueil des patients parfois indignes. « L’hôpital public a perdu son prestige, regrette le sociologue. Résultat : il échoue à convaincre ses fonctionnaires de rester, mais il décourage également les étudiants de s’y engager. »

Pour Mathilde Padilla, présidente de la Fédération nationale des étudiants en soins infirmiers (Fnesi), la crise sanitaire a mis en lumière des problématiques dénoncées par sa profession depuis de nombreuses années, à commencer par la dégradation de la santé mentale des élèves en soins infirmiers – 30 % d’entre eux consomment régulièrement des anxiolytiques. Le jeune personnel, qui passe 50 % de sa formation en stage à l’hôpital, souffre du sentiment d’être constamment sous pression et de manquer de temps pour bien faire. Malgré des études difficiles, les indemnités de stage sont très faibles : 1 euro de l’heure, contre 3,90 euros pour tout autre étudiant de l’enseignement supérieur. À quoi s’ajoute, selon la syndicaliste étudiante, « un retard monstrueux dans le versement des bourses, qui met les étudiants dans une situation de grande précarité ».

Une fois titularisés, les infirmiers ne sont pas beaucoup mieux lotis : avant le Ségur de la santé qui lui a permis de remonter en seizième position, la France occupait au sein de l’OCDE la vingt-huitième place sur trente-deux dans le classement des rémunérations des infirmiers hospitaliers par rapport au salaire moyen national. Et, à un peu plus d’un euro de l’heure, les primes de nuit ne sont guère élevées.

Mais ce manque de reconnaissance n’est pas uniquement d’ordre financier. Les infirmiers, contrairement à d’autres professions de soins, ne sont pas valorisés pour la spécialisation de leurs compétences. L’expertise acquise en formation ou sur le terrain en anesthésie, en pédiatrie ou encore aux urgences, fait d’eux des spécialistes de leur domaine. Ils continuent néanmoins d’être considérés comme des professionnels polyvalents et interchangeables, à qui l’on accorde très peu d’autonomie. « Les recherches ont montré que, dans la fonction hospitalière, le moteur premier de l’investissement dans le travail n’est pas le salaire, mais le sentiment de faire un travail de qualité reconnu par ses pairs et sa hiérarchie, insiste Frédéric Pierru. Il faut bien sûr augmenter la rémunération du personnel, mais je m’inquiète que l’on achète par des hausses de revenus des conditions de travail dégradées. C’est une forme de colonisation du soin par la logique économique. » La Fnesi rapporte que 10 % des étudiants de la filière abandonnent le cursus en cours de route. Ceux qui choisissent d’aller jusqu’au bout finissent souvent par ressentir un profond sentiment de perte de sens. À l’automne 2020, l’ordre national des infirmiers révélait que 43 % d’entre eux avaient envie de changer de métier. Ils sont au total 96 % à souhaiter que les enseignements de cette crise permettent de faire évoluer la profession de manière significative.

Le ressenti n’est pas meilleur du côté des apprentis aides-soignants, dont le rôle est d’assister les infirmiers. Guillaume Gontard, président de la Fédération nationale des associations d’aides-soignants (FNAAS), estime que l’augmentation salariale dans le contexte du Ségur est « plus un rattrapage qu’une avancée ». La profession souffre elle aussi d’un manque de reconnaissance criant, qui pousse les aides-soignants à se désinvestir en quittant leur poste pour faire des remplacements ou des missions de courte durée. « À force de prendre sur soi, le corps réagit, on craque, c’est plus fort que soi, regrette l’aide-soignant. Tous les services galèrent, même la chirurgie. » Le nombre de candidats au concours d’entrée a baissé de 42 % depuis 2014, et le nombre d’inscrits en formation accusait une baisse de 6 % entre 2016 et 2018.

Pour rétablir l’attractivité de l’hôpital public, il faut avant tout le désengorger en revoyant son fonctionnement et son articulation avec la médecine de ville, répondent à l’unisson chercheurs et acteurs de terrain. D’autres pistes se dessinent, comme le fait de réorganiser les équipes de manière plus transversale. S’il reste très performant pour soigner des maladies graves aiguës, l’hôpital est de plus en plus confronté à des patients souffrant de maladies chroniques et polypathologiques, pour lesquels la prise en charge est loin d’être optimale. Pour beaucoup, il est également indispensable de revoir la gouvernance de l’hôpital public. Trop souvent, « les directions hospitalières, enfermées dans une espèce de bulle managériale étroite, traitent les soignants avec un profond dédain », dénonce Frédéric Pierru, pour qui redonner du poids aux soignants est indispensable. La façon dont les directions d’établissement gèrent l’absentéisme du personnel est, selon le sociologue, symptomatique d’une déconnexion totale entre la manière dont celles-ci comprennent l’hôpital et la réalité du terrain : « Les directions distribuent des primes de présentéisme et punissent l’absentéisme, le considérant comme un phénomène de déviance individuelle, de fainéantise, ou relevant du moins de problèmes personnels, alors même qu’il s’agit d’un problème structurel. Sur le terrain, au contraire, on parle équipe, on valorise la confiance, l’interconnaissance et l’interreconnaissance. »

Cet état d’esprit bien ancré dans les services n’empêche pas pour autant la survenue de problèmes d’ordre managérial, qui peuvent parfois s’apparenter à une violence psychologique. « On considère que tous les infirmiers sont capables d’encadrer un étudiant, mais c’est faux », affirme Mathilde Padilla, qui propose d’instaurer un système de tutorat. « Il faut valoriser le statut de tuteur en lui permettant de dégager du temps pour former les élèves sous sa responsabilité. » La Fnesi réclame aussi la mise en place d’une plateforme nationale d’évaluation des stages, comme cela existe déjà pour les élèves sages-femmes, afin de donner aux élèves la possibilité d’évaluer leurs lieux de stage.

Redorer l’image de l’hôpital sera un travail de longue haleine car, même si la réalité change, sa représentation risque de persister longtemps encore, craint Frédéric Pierru. « Un peu comme la lumière d’une étoile qui nous arrive après sa mort. » 

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