Voilà plusieurs années que je milite, à ma façon, et dans la limite des compétences qui sont les miennes, contre les maltraitances médicales. Pourtant il existe un angle mort de ces violences : la façon dont elles sont, bien souvent, générées par l’institution elle-même.

Je m’explique. Un infirmier m’écrit un jour pour vider son sac. Vingt-deux ans qu’il officie dans le même hôpital et qu’il a, selon ses termes, « à cœur le bien-être de ses patients ». Il n’était pas obligé de le préciser, mais qu’il l’écrive, c’est-à-dire qu’il y pense, dit beaucoup, je crois, de ce soignant et de son humanité. Un matin, il se dispute avec son épouse, puis il arrive à son poste, l’esprit encore perturbé quand on lui demande, faute de personnel, d’assurer la tournée de plusieurs chambres supplémentaires. Alors qu’il aide un patient âgé à s’installer sur la chaise percée et qu’on l’appelle dans le couloir, il sort de la chambre et oublie de fermer la porte derrière lui.

« Ça fait vingt-deux ans que ma vie, ce sont les urines, les selles, le vomi. Je n’ai plus de tabous. Tout ça, c’est habituel pour moi. Et je m’étais engueulé avec ma femme, j’étais pressé à cause des chambres supplémentaires, je pensais à autre chose. » Quand la famille du patient est arrivée et a trouvé son ancêtre sur la chaise percée, avec la porte de sa chambre ouverte, elle a très justement protesté. « Je n’avais pas d’excuses, m’écrit l’infirmier, je le sais, mais j’aurais voulu leur dire, pour cette histoire de chambres supplémentaires, de tabous qui sautent les uns après les autres, j’aurais voulu que la famille comprenne. »

Les raisons ne sont pas des excuses. Il n’empêche : elles existent. Toutes les institutions, a fortiori celles frayant avec l’humain, sont à même de sécréter spontanément des situations de maltraitance. Quand une aide-soignante m’appelle un dimanche soir en larmes, parce que, faute de personnel et seule pour s’occuper de tout un étage dans un Ehpad, elle me demande une ordonnance pour des contentions car « elle ne peut pas surveiller tous les patients en même temps » et que « certains sont agités », je sens bien son dilemme moral. L’étudiante qu’elle était serait sans aucun doute en désaccord avec la soignante qu’elle est devenue, celle ne voyant d’autre solution à son planning qu’attacher un patient à son lit. Comment pensez-vous qu’elle se sentira, quand elle rentrera de sa garde ? Pensez-vous qu’elle se sentira la meilleure version de la soignante qu’elle s’imaginait devenir en choisissant ce métier ?

Je ne m’exclus pas de ces situations. En aucun cas. Elles me sont arrivées, comme à tous les soignants. Elles m’arrivent, et elles m’arriveront. Un exemple. Je suis interne aux urgences. Fin de la journée, entre 19 h 30 et 20 heures. Épuisé, lessivé, rincé, l’interne. Il y a eu du monde : de quoi remplir jusqu’au dernier étage de l’hôpital. Peut-être a-t-on mis des patients au grenier, peut-être en a-t-on installé d’autres à la cave. Le gynécologue doit venir me donner son avis pour un cas compliqué. En l’attendant, je reçois une nouvelle patiente, Marguerite, 97 ans, sourde comme un pot. La moitié de son visage coule comme de la cire. Son visage tombe, son corps aussi. Elle ne sent plus son côté droit et chute sans cesse. Elle fait un AVCG (accident vasculaire cérébral gauche). La Marguerite penche. Encore du boulot pour la neurologue. Je fais mon examen scrupuleusement et adresse une petite prière au repas qui m’attend : celui de midi a eu l’idée étrange de me filer entre les doigts… L’infirmière passe : « Le gynéco est là, il veut te voir. » Moi, sans réfléchir un seul instant à mes paroles : « Dis-lui que j’arrive, je finis avec l’AVC… » La patiente a la surdité sélective, son œil se tord : « C’est moi, l’AVC ? » (Non, Marguerite, toi, tu es une fleur fanée arrivée à la fin des quatre saisons de sa Vie-Valdi. Tu t’étioles.) Mea culpa ! Mea maxima culpa !

Marguerite rentrera probablement chez elle en pestant contre le petit merdeux qui l’a rabaissée du rang d’être humain à celui d’obstruction aiguë de l’artère sylvienne courant gaiement le long de son hémisphère gauche. Son point de vue se défendra. Au repas de Noël, elle lèvera son majeur et dira : « Vous savez, les petits zenfants, ce mec, B., l’interne qui m’a reçue, c’était un vrai petit con ! »

Parfois, les médecins oublient de mettre des gants, ou ils n’ont pas mangé, ou ils sont débordés.

Parfois, c’est plus grave que ça : ils sont cons. Et puis, parfois, c’est compliqué : ils sont humains, mais nuls. Entre 19 h 30 et 20 heures. Vraiment nuls. Personne normalement constitué ne peut se réjouir de ces situations. Elles ne contentent ni les soignants, ni les patients, ni leurs familles. Elles les abîment, tous autant qu’ils sont. Sans doute qu’il y a des solutions. Il ne m’appartient pas de les donner. Sans doute que ces solutions coûtent des sous. Ceux qui tiennent les cordons de la bourse hospitalière ne veulent pas les donner. Puis l’argent, c’est sale. On ne fait pas ce métier pour ça.

Non, on ne fait pas ce métier pour ça. Mais on le fait mal sans cela. On le fait mal quand on est seul, débordé, mis sous pression, en sous-effectif, et soumis à un système de rentabilité qui n’a pas sa place dans une relation soignant-soigné. Pensons-y. Nous ne sommes pas toutes et tous amenés un jour à être soignants. Mais nous sommes, toutes et tous, un jour ou l’autre, amenés à être soignés. 

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