Au fil des ans, la crise hospitalière s’est propagée dans les moindres recoins de l’institution. Des services paient néanmoins un plus lourd tribut que les autres, pour des raisons inhérentes aux spécialités qu’ils hébergent. C’est le cas, entre autres, des urgences et de la pédiatrie.

 

Les urgencesaux premières loges

De Redon à Bastia, en passant par Fougères, Laval ou encore Draguignan, les services d’urgences ferment un à un leurs portes de manière ponctuelle, notamment la nuit, par manque de personnel. Noyées par l’afflux de patients n’ayant pu décrocher un rendez-vous chez le médecin généraliste ou – plus difficile encore – chez un spécialiste, les urgences sont les premières victimes de la crise sanitaire. Dans certaines régions, la pénurie de médecins libéraux est telle que les renouvellements d’ordonnance se font par le biais de SOS Médecins. Ailleurs, dans les villages reculés où ce service mobile est absent, la seule solution pour consulter est désormais de se rendre à l’hôpital. « Ce n’est pas la population qu’il faut incriminer – les gens ne vont jamais aux urgences pour rien –, insiste Fabien Paris, infirmier urgentiste, membre du collectif Inter-Urgences. Ce sont les politiques publiques qui ont été menées pour diminuer le coût que représente l’hôpital public. » Une semaine plus tôt, au centre hospitalier de Saint-Nazaire où il exerce, sa journée avait commencé avec plus de vingt personnes hospitalisées sur des brancards, par manque de lits. Elles y restent parfois des dizaines d’heures, voire plusieurs jours. 

Au centre hospitalier de Manosque, où travaille Pierre Mingasson, médecin urgentiste, les personnes âgées « un peu démentes » doivent parfois être attachées un long moment en attendant d’être vues par un soignant. Les libéraux, également débordés, ont pris l’habitude d’y envoyer leurs patients âgés, une lettre d’adressage dans la main.

Dans ce contexte qui perdure depuis de longues années, les équipes craquent, multipliant les grèves et les défections. Après vingt-cinq ans de carrière aux urgences, dont dix comme chef de service, Pierre Mingasson a demandé à souffler une partie de la semaine en travaillant en soins continus, ne supportant plus des conditions de travail qu’il juge épouvantables. « On se prépare nous aussi à fermer ponctuellement nos urgences, parce qu’on n’arrive à recruter personne », dit-il. L’urgentiste donne plusieurs raisons à cette difficulté. D’abord, le numerus clausus, un dispositif dont la fin a trop tardé : « Ça fait vingt ans qu’on alerte sur la question des départs à la retraite à venir. Nous y sommes, et rien n’a été fait à temps. » Autre couac, selon lui : la médecine d’urgence étant devenue une spécialité à part entière que les étudiants choisissent à l’examen classant national (ECN), « les jeunes sont maintenant obligés d’être urgentiste toute leur vie. Or, on sait qu’à 50 ans, faire autant de nuits ou travailler à Noël, c’est plus compliqué ». Un frein au recrutement, donc, d’autant que les aspirations des jeunes générations ont changé. Dans les couples, père et mère sont plus souvent deux à travailler, à l’hôpital ou ailleurs, d’où la nécessité de dégager du temps pour la famille. L’hôpital public peine à s’adapter à ces nouveaux modes de vie. Enfin, les services en sous-effectif sont pris dans un cercle vicieux : le rythme de travail y étant forcément plus intense, il est plus difficile d’attirer de nouvelles recrues pour un même salaire. Ils sont donc contraints de faire appel à des intérimaires, lesquels peuvent gagner le salaire d’un titulaire en seulement deux jours de travail. Une situation qui tend fortement les blouses blanches titularisées. « Pas facile de travailler à côté de quelqu’un qui a vingt ans de moins que toi et qui gagne trois fois plus », confie le médecin. La loi Rist, votée fin 2020, visait à plafonner la rémunération journalière des médecins intérimaires embauchés dans les hôpitaux publics. Elle a néanmoins été reportée en 2022 pour ne pas aggraver davantage la crise du recrutement. 

 

La pédiatriesur le fil du rasoir

C’est une véritable pénurie qui touche la profession, en hôpital public comme dans les cabinets privés, et cela malgré la transformation du numerus clausus, qui était déterminé par l’État, en numerus apertus, un nombre plancher de candidats reçus fixé au niveau des universités en concertation avec les agences régionales de santé. En 2013, la France comptait environ un pédiatre pour 6 000 enfants, soit la moyenne la plus faible d’Europe, tandis que son taux de natalité figure parmi les plus élevés du continent, à savoir 1,88 enfant par femme. En 2020, 85 % des consultations pédiatriques de ville se faisaient chez un médecin généraliste, spécialité déjà sous tension.

Pour le Dr Emmanuel Cixous, pédiatre au centre hospitalier de Roubaix et président du Syndicat national des pédiatres en établissement hospitalier (SNPEH), les raisons de la désaffection pour ce métier qui naguère faisait rêver les jeunes étudiants sont diverses. Premièrement, la pédiatrie est l’une des rares spécialités non pas liées à un organe, mais à une tranche d’âge – en fonction des hôpitaux, elle s’étire jusqu’à 15 ans et trois mois, ou jusqu’à 18 ans. Elle touche aussi bien à la néonatalogie qu’à la pédopsychiatrie, aux soins intensifs, à la réanimation ou à la traumatologie. Cette exigence de polyvalence est une « source de stress intense », explique Emmanuel Cixous. « On aurait besoin de se former continuellement aux situations d’urgence vitale, de revoir les gestes que l’on est rarement amené à pratiquer mais qui sont très importants. Or, ce temps, on ne l’a pas. »

Cette pression mentale particulière au service de pédiatrie est accentuée par le fait que l’interlocuteur du médecin n’est jamais le patient lui-même, mais ses parents, généralement très angoissés. Enfin, face à des enfants en difficulté, la charge émotionnelle est parfois difficile à encaisser. En 2016, une infirmière de l’hôpital Monod, au Havre, n’avait pas supporté d’être transférée du service de néonatalogie à la réanimation pédiatrique. Elle a mis fin à ses jours à l’âge de 44 ans. Dans une lettre à son mari, elle expliquait les raisons de son mal-être au travail. Son décès a été reconnu comme accident du travail. 

En ce début de période hivernale, les services de pédiatrie sont déjà tendus. L’épidémie de bronchiolite, qui démarre généralement courant octobre, a pris quelques semaines d’avance, redoublant de force. En cause, un virus respiratoire empêché de circuler par les confinements et les gestes barrières, et par conséquent, une immunité collective diminuée. Chaque année, 2 à 3 % des nourrissons de moins d’un an développent une forme grave nécessitant une hospitalisation.

En 2019, déjà, un certain nombre de petits patients d’Île-de-France avaient dû être transférés à Orléans et à Rouen. Des pédiatres parlent aujourd’hui de tri. « On a tendance à renvoyer plus facilement un enfant chez lui quand son état est limite, explique le Dr Cixous. Certains reviennent une heure après, en ayant revomi plusieurs fois ou aggravé leur gêne respiratoire. C’est un peu de l’ordre du pari, parfois. » Hypertendus, les services de pédiatrie devront bientôt faire face aux épidémies de gastro-entérite, puis de grippe en février-mars. Certaines équipes explosent, comme récemment à l’hôpital de Douai, dans les Hauts-de-France, où un grand nombre de lits a dû être fermé. Les parents sont désormais obligés de faire 30 à 45 minutes de voiture pour se rendre dans les hôpitaux environnants, à Lens, à Arras, Cambrai ou Valenciennes. Emmanuel Cixous craint « un jour de ne savoir où mettre un patient. Il faut pouvoir faire face à un événement exceptionnel et, en pédiatrie, on n’est pas armé. Si le Covid-19 avait touché les enfants, on aurait été dans une crise sanitaire insoluble ». Pour l’heure, il espère que les Français reprendront rapidement l’habitude des gestes barrières, ce type d’épidémies étant la plupart du temps le fait de transmission des adultes aux enfants.

Vous avez aimé ? Partagez-le !