Comment réagissez-vous aux différentes décisions prises par l’Union européenne depuis quelques jours ?

On a beaucoup dit ces derniers mois que l’Europe était absente. L’Union européenne n’était pas au cœur de la crise, mais je pense que les Européens étaient partout, par la diplomatie bilatérale, les rencontres au « format Normandie » – qui réunissent depuis 2014 Russie, Ukraine, France et Allemagne –, au sein du Conseil Otan-Russie, de l’OSCE. L’Union européenne, elle, n’avait pas été un acteur majeur jusqu’à présent, mais ce n’était pas dans son mandat. Les dernières décisions montrent que l’UE avance, évolue et grandit avec les crises. Les réponses apportées ces derniers jours sont à la hauteur de l’événement : soutien économique et financier à l’Ukraine, sanctions importantes, interdiction des médias russes et accueil des réfugiés. Sans oublier la position de l’Allemagne avec le revirement assez stupéfiant et très personnel du chancelier Olaf Scholz, qui a pris la mesure des enjeux. L’Allemagne, sur le plan de la défense et de l’énergie, est en train de prendre des décisions assez historiques.

Les sanctions économiques contre la Russie sont-elles inattendues ?

La capacité des Européens et de l’ensemble des Occidentaux à décider rapidement d’un train de sanctions significatif n’était pas acquise d’avance. Qui aurait dit il y a six mois que l’Europe serait capable de se mobiliser sur un ensemble de sanctions aussi importantes en si peu de temps ? C’est aussi lié au fait que nous avons affaire à une crise à mèche lente, puisqu’elle a commencé à préoccuper les dirigeants politiques à l’automne. L’Europe aurait peut-être été tétanisée en cas d’attaque soudaine.

« Il fallait faire comprendre à la Russie que nous avions plusieurs flèches dans notre carquois, et que nous pouvions à la fois diversifier et graduer les sanctions en cas de besoin »

Peut-elle aller plus loin encore dans les sanctions ?

Au mois d’octobre, la France avait évoqué des « sanctions massives » en cas d’agression militaire russe contre l’Ukraine. C’est un vocabulaire gênant, car des sanctions massives sont un fusil à un seul coup. Or, dans un conflit au scénario complexe, il faut avoir la capacité de s’adapter au contexte, y compris, si nécessaire, pour mener une escalade. Il fallait faire comprendre à la Russie que nous avions plusieurs flèches dans notre carquois, et que nous pouvions à la fois diversifier et graduer les sanctions en cas de besoin. Avons-nous encore des sanctions en réserve ? Sur le plan économique, le sort du gazoduc Nord Stream 2 est à peu près réglé, et on a commencé à débrancher les banques russes du système bancaire Swift. Dans les faits, l’économie russe va être quasi coupée du reste de l’Europe pour plusieurs années. On peut toujours aller plus loin, notamment du côté des oligarques… Mais il y a un moment où les sanctions peuvent être contreproductives en affectant la population et la société russe d’une manière disproportionnée.

Vladimir Poutine a-t-il sous-estimé la réaction européenne à l’invasion de l’Ukraine ?

Oui, il a sous-estimé notre capacité collective à nous mobiliser dès lors que les enjeux sont majeurs. Comme beaucoup de dirigeants autocratiques, Vladimir Poutine mésestime et sous-estime les Occidentaux. Depuis plusieurs années, il pense que l’Europe est décadente et faible, sous influence américaine et divisée.

« Avec l’Ukraine, on voit de manière éclatante que l’Europe peut même devenir un enjeu existentiel »

Peut-on pour autant envisager l’Europe comme une puissance géopolitique ?

L’Europe est déjà une puissance mondiale. Les atouts dont elle dispose sont considérables : son poids commercial, sa puissance normative notamment – songez à la norme GSM (Global System for Mobile communication) ou au RGPD (Règlement général sur la protection des données). Mais plus encore, ce qui distingue le continent, c’est son attractivité. Souvenez-vous que l’entrée dans l’Union européenne était déjà conditionnée, du moins jusqu’à l’entrée de Chypre en 2004, au règlement des problèmes frontaliers et à l’établissement de l’État de droit. Avec l’Ukraine, on voit de manière éclatante que l’Europe peut même devenir un enjeu existentiel. Tous les Européens n’ont pas encore compris à quel point la tension russo-ukrainienne avait été involontairement causée par l’existence de l’Union européenne. À mon sens, c’est une envie d’Europe beaucoup plus qu’une envie d’Otan qui habite la population ukrainienne.

Cela fait de l’Europe une « puissance passive ». Quels sont les obstacles qui demeurent à la puissance européenne ?

L’Union européenne ne sera jamais, à mon sens, l’équivalent des États-Unis, de la Chine, de l’Inde ou de la Russie. Certains obstacles sont endogènes et tiennent à sa nature : la construction européenne était fondée, d’une certaine manière, sur le rejet de la puissance. L’UE n’est pas née pour être une puissance. Pour cela, il faudrait non seulement que l’UE « grandisse », mais surtout qu’elle change de nature. Il y a ensuite le problème de la prise de décision : on n’arrivera à rien sans une extension de la majorité qualifiée, au lieu de l’unanimité, pour l’action extérieure. De ce point de vue, les mouvements souverainistes au sein de l’UE sont des obstacles à son émergence politique. Quant aux dépendances européennes dans le domaine de l’énergie ou des données, elles sont des obstacles qui alimentent le débat sur la souveraineté et l’autonomie stratégique. Enfin, il y a la démographie : la vitalité dans ce domaine n’est plus une condition suffisante de la puissance, mais elle reste une condition nécessaire puisqu’elle a un impact sur la production, sur la culture politique d’une nation et, in fine, sur ses budgets militaires. L’Europe n’a pas le soubassement démographique de la puissance – contrairement aux États-Unis.

Quid des facteurs exogènes ?

Dans le domaine de la défense, la pérennité de l’Otan est un obstacle à la constitution de l’Europe comme puissance militaire. Nombre de nos alliés et partenaires se satisfont pleinement de la dépendance aux États-Unis. Ils achètent du matériel militaire américain pour lier leur défense à celle des États-Unis. Le fait que nous soyons dans une alliance transatlantique limite par essence notre puissance. Enfin, le déclin du multilatéralisme dans le monde défavorise l’Europe qui excelle dans cet exercice. Or, le xxie siècle semble celui de la compétition stratégique entre grandes puissances. Dans ce paysage, l’UE n’est pas totalement prête. Pour autant, faut-il être obsédé par la puissance et faire de la puissance le rêve européen ? Cette notion se discute. Il faut pouvoir exister dans un monde de compétition. Cela ne veut pas forcément dire que notre objectif commun devrait être de devenir une puissance de « rang » égal aux autres.

Pourrait-on imaginer la création d’une « armée européenne », comme évoquée ces dernières années par Emmanuel Macron ou Ursula von der Leyen ?

La question de l’armée européenne est une fausse question. Il ne peut pas y avoir à horizon prospectif raisonnable d’armée européenne. C’est un gimmick oratoire. Une armée, c’est une force permanente et pleinement intégrée. D’ailleurs, il n’y a pas d’armée de l’Otan. Il n’y a que des forces multinationales. Une armée européenne signifierait que notre confédération d’États-nations deviendrait une fédération, avec un exécutif unique. Ce n’est pas pour demain. Je suis très réservé quand j’entends des responsables politiques européens parler d’armée européenne. Ce n’est pas un concept fécond, sauf s’il s’agit de dire qu’il faudrait faire avancer l’Europe de la défense. C’est une construction patiente, de long terme, qui a commencé il y a déjà trente ans. Et il faut se féliciter lorsqu’on regarde le chemin parcouru. L’UE réalise beaucoup d’opérations de soutien de la paix. Elles ne sont pas toujours très visibles ou médiatisées, mais elles sont souvent efficaces, comme la force Takuba au Sahel, véritable innovation qui voit la coopération de forces spéciales sur le terrain.

Une force d’intervention rapide européenne serait-elle utile ?

Il serait souhaitable que l’Union européenne puisse rapidement mobiliser une force de plusieurs dizaines de milliers de personnes à distance pour des opérations de combat. Mais le problème est davantage la volonté politique et la culture européenne que les capacités sur le papier. Si l’Union européenne voulait constituer une force multinationale pour aller se battre en Ukraine, elle pourrait le faire en quelques jours, à condition d’avoir une nation cadre, un pays leader. Les forces créées depuis 1991 ont appris aux armées européennes à travailler ensemble, au sein d’états-majors communs. C’est comme cela que se construit une culture stratégique européenne. Mais cela nourrit aussi un dernier obstacle : la méfiance de certains, aux États-Unis comme en Europe, à l’idée que l’émergence d’une capacité européenne de défense intégrée affaiblirait l’Otan. Cette logique de jeu à somme nulle n’est pas pertinente, mais la perception existe.

Une menace nucléaire russe peut-elle accélérer cette défense européenne ?

Paradoxalement, je pense que ce serait le contraire. Dans cette hypothèse, l’immense majorité des États de l’Union européenne iraient se réfugier derrière les jupes nucléaires américaines. Ce serait différent si l’Amérique était paralysée, comme dans le scénario d’un retour de Trump au pouvoir. Alors les forces nucléaires françaises et britanniques pourraient avoir à jouer un rôle plus important. Mais cela relève de scénarios de rupture qui ne sont pas ceux que nous connaissons aujourd’hui.

Bruno Le Maire a parlé de « guerre économique totale » contre la Russie, avant de revenir sur ses propos. Y a-t-il un risque d’escalade vers un conflit plus frontal ?

Ces propos m’ont paru totalement irresponsables dans la mesure où le ministre exprimait une intention de provoquer l’effondrement de l’économie russe. Un tel langage est dangereux, car il peut donner le sentiment à un leadership russe déjà paranoïaque que nous voulons menacer les intérêts vitaux de la Russie. Or ce sont les intérêts vitaux qui mettent en branle la dissuasion nucléaire.

« L’issue sera douloureuse dans tous les cas »

Tout grand conflit porte en lui la possibilité d’une escalade. Mais pour que la sécurité des pays européens soit mise en cause, il faudrait soit une intention délibérée de M. Poutine de nous provoquer pour nous diviser, soit – scénario le plus probable des deux – une succession d’incidents et une escalade par inadvertance. Le scénario classique serait celui d’un bombardier russe qui s’égarerait du côté de la frontière polonaise ou lituanienne.

Aujourd’hui, quelles sont les issues possibles de ce conflit ?

Un scénario dans lequel l’Ukraine demanderait grâce et reviendrait dans le giron russe me paraît exclu. Les choses sont allées trop loin, le mouvement vers l’Ouest de l’entité politique ukrainienne est irréversible pour plusieurs décennies. Il ne reste que des scénarios tragiques, pour l’Ukraine, la Russie et l’Europe, puisqu’il y aura soit séparation, soit mise sous tutelle d’une partie du territoire, soit enlisement de l’armée russe pour des mois, voire des années. Au jour où nous parlons, il n’y a, hélas, pas d’issue politique immédiatement possible où chacun se mettrait autour d’une table pour éviter un bain de sang. Il faudra que les choses se clarifient sur le plan militaire, au prix peut-être de grandes souffrances pour les populations. L’issue sera douloureuse dans tous les cas. Mais je me garderais bien de dire qu’il n’y a qu’un seul scénario et que M. Poutine a forcément perdu. 

Propos recueillis par JULIEN BISSON & ÉRIC FOTTORINO

 

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