L’Europe géopolitique est née en réponse à l’agression du Kremlin
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Une réponse européenne collective inédite et fondatrice
L’Ukraine n’est membre ni de l’Union européenne ni de l’Alliance atlantique, mais la tentative de destruction de son indépendance, de sa souveraineté et de son régime démocratique est analysée à juste titre par les pays membres de l’Union européenne comme une atteinte majeure aux intérêts européens sur le continent.
Cela explique que pour la première fois dans son histoire, l’Union européenne ait décidé de mesures qui vont bien au-delà des seules sanctions économiques et financières, lesquelles ont d’ores et déjà des effets tangibles en Russie même, ne serait-ce que parce qu’elles amènent ses habitants à s’interroger sur ce qui se passe en Ukraine, au-delà de ce que montrent les écrans de la télévision officielle.
500 millions d’euros a été affecté à la fourniture de matériel militaire défensif et offensif pour l’armée ukrainienne
À l’initiative du Service européen pour l’action extérieure dirigé par Josep Borrell Fontelles, un montant de 500 millions d’euros a été affecté à la fourniture de matériel militaire défensif et offensif pour l’armée ukrainienne. Cette somme est prélevée sur la « Facilité européenne pour la paix », qui est dotée d’un budget de 5,7 milliards d’euros (2021-2027) afin de permettre à l’Union européenne de renforcer ses capacités à agir de manière autonome. Une cellule de coordination européenne au sein de l’état-major de l’UE a été créée à cette fin.
Déploiements militaires européens sur le flanc oriental
Dans le même temps, les nations européennes sont en train de renforcer leur déploiement militaire en Europe centrale, baltique et sud-orientale, en périphérie de la Fédération de Russie et de la Biélorussie. Cet effort s’inscrit à la fois dans un cadre bilatéral – avec la fourniture de frégates espagnoles et d’avions F-35 néerlandais à la Bulgarie, par exemple – et dans un format multinational, géré par l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (Otan), dont le siège est à Bruxelles.
Dans chaque pays bénéficiaire – pays baltes et Pologne –, les bataillons multinationaux sont dirigés par une nation-cadre membre de l’Otan, mais pas nécessairement de l’Union européenne : Royaume-Uni en Estonie, Canada en Lettonie, Allemagne en Lituanie, États-Unis en Pologne. La très grande majorité des pays européens membres de l’Otan y participent.
Le rôle de la France
La France assure la présidence du Conseil de l’Union européenne pendant le premier semestre de l’année 2022, ce qui lui confère un rôle singulier de coordination et d’initiative dans la grave crise en cours.
Elle est en train de déployer une force de 500 chasseurs alpins sur la base de Constanta en Roumanie, en coopération avec les Américains. En envoyant des avions Rafale en Pologne et des Mirage 2000 en Estonie, elle a renforcé sa présence dans ce que l’on nomme la « police du ciel » face aux incursions aériennes russes.
La France a pour toute l’année 2022 la responsabilité de l’état-major de la force de réaction rapide de l’Otan
La France a également pour toute l’année 2022 la responsabilité de l’état-major de la force de réaction rapide de l’Otan. Il s’agit d’une force multinationale de haut niveau de préparation, qui compte 40 000 hommes mobilisables issus de vingt-six pays, dont 8 000 Français. Elle vient d’être activée pour la première fois par l’Otan. Son siège est à Lille, dans la citadelle Vauban, et sa dimension aérienne est assurée par la base du Mont-Verdun à Lyon.
2 000 soldats français participent par ailleurs à l’exercice « Cold Response ». Conduit en Norvège dès ce mois de mars 2022, il regroupe 35 000 soldats en provenance de vingt-six pays et se déroule selon les normes de l’Organisation de la sécurité et de la coopération en Europe (l’OSCE, dont le siège est à Vienne et qui est la seule entité où Russes et Américains peuvent se parler). Il prévoit ainsi la présence d’observateurs. C’est l’un des plus importants exercices jamais déployés en Norvège depuis les années 1980.
Dépenses de défense des pays membres de l’UE et de l’Otan
Après la fin de l’Union soviétique, les pays européens ont voulu bénéficier des « dividendes de la paix » et ont diminué leur effort de défense. Le budget que lui consacrent ceux qui sont membres de l’Otan est actuellement de l’ordre de 290 milliards d’euros. C’est 28 % du total des dépenses de défense de l’Otan, l’essentiel restant assuré par les États-Unis.
Le seuil de 2 % du PIB exigé de manière récurrente par le grand allié américain – le président Obama avait qualifié les Européens de « passagers clandestins » de l’effort de défense collective – n’est dépassé que dans huit pays : dans les trois pays baltes (Estonie, Lettonie et Lituanie), en Pologne et en Roumanie, tous frontaliers de la Russie ; ainsi qu’en Croatie, face à la Serbie ; en Grèce – record européen à 3,82 % de son PIB –, face à la Turquie ; et enfin en France.
Même si les budgets sont de nouveau en hausse dans tous les pays européens, ils n’atteignent que le montant global de celui de 1989, alors même que l’Otan compte aujourd’hui quatorze pays de plus : Estonie, Lettonie, Lituanie, Pologne, République tchèque, Slovaquie, Hongrie, Roumanie, Bulgarie, Slovénie, Croatie, auxquels s’ajoutent trois pays candidats à l’Union européenne (Albanie, Monténégro et Macédoine du Nord).
Enfin, l’Otan trouve depuis les dernières semaines une nouvelle raison d’être et l’inquiétude ancienne des pays voisins de la Russie se voit définitivement confirmée.
Le réveil allemand
Face à la gravité de la menace sur le flanc oriental de l’Union européenne, le gouvernement allemand dirigé par le chancelier Olaf Scholz a engagé un véritable changement en décidant de porter le budget de la défense de 1,53 % à 2 % du PIB, au moyen d’un fonds de modernisation doté de 100 milliards d’euros.
C’est déjà sous un gouvernement de coalition associant les Verts et les sociaux-démocrates du SPD, à l’époque de Gerhard Schröder et de Joschka Fischer que Berlin a accepté que l’armée allemande participe à une opération militaire extérieure ; elle est intervenue au Kosovo, aux côtés de ses alliés français, britanniques et américains.
Une nouvelle étape est donc franchie par la coalition dirigeante composée du chancelier Olaf Scholz, de la ministre des Affaires étrangères, la Verte Annalena Baerbock, ainsi que du ministre des Finances, le libéral Christian Linder. L’appréciation réaliste de la situation stratégique et des intérêts allemands et européens explique ce tournant révolutionnaire pour l’opinion allemande, longtemps attachée aux dividendes de la paix, convaincue que le « doux commerce » et le dialogue avec la Russie permettraient de maintenir cette situation de paix.
Les États-Unis : un acteur central de la sécurité européenne
Contrairement aux idées reçues, le grand allié reste engagé dans le maintien de la sécurité en Europe, car ceci correspond à ses intérêts et à ses engagements, notamment à son alliance avec les régimes démocratiques. Disposant du premier budget militaire du monde (717 milliards de dollars), les États-Unis pèsent 72 % du total des dépenses de l’Alliance atlantique. Mais ce pourcentage doit être relativisé dès lors que le théâtre asiatique est également une priorité pour eux. 5,5 % du budget total est consacré à la défense de l’Europe, avec 50 bases militaires – dont la moitié sur le sol allemand – avec 80 000 soldats.
Contrairement aux idées reçues, le grand allié américain reste engagé dans le maintien de la sécurité en Europe, car ceci correspond à ses intérêts et à ses engagements, notamment à son alliance avec les régimes démocratiques
Un renforcement de la présence militaire américaine est en cours, avec l’arrivée de 8 000 soldats supplémentaires, au profit notamment de la Pologne (5 000), de la Lituanie (500) et de la Roumanie (900). Par ailleurs, un exercice « Neptune Strike », autour du groupe aéronaval Harry S. Truman, vient de s’achever en Méditerranée et un nouvel exercice commence maintenant avec le même porte-avions en Arctique.
Qu’en pensent les citoyens européens ?
Le panel de citoyens réunis pour la Conférence sur l’avenir de l’Europe vient d’achever ses travaux, qui seront présentés les 11 et 12 mars. Sa recommandation centrale est la mise en place d’une « force armée commune de l’Union européenne », conçue comme une force d’autodéfense qui pourrait être déployée dans le cadre d’un mandat légal du Conseil de sécurité des Nations unies et dans le respect du droit international.
Le panel y voit le moyen d’agir comme un partenaire crédible et responsable, afin de protéger les valeurs fondamentales de l’UE. L’option d’une fusion des forces armées nationales en forces armées conjointes a été envisagée, sans recueillir de majorité.
L’ambition de la présidence française du Conseil de l’Union européenne
Cette recommandation a trouvé une première réponse lors de l’allocution du président Emmanuel Macron le mercredi 2 mars : « Notre défense européenne doit franchir une nouvelle étape. » Cette ambition sera au cœur du prochain Conseil européen des 24 et 25 mars 2022. L’enjeu est d’abord de rationaliser les capacités – on produit en Europe six types distincts de frégates militaires ; vingt-trois types différents d’hélicoptères sont en service ; et au moins cinq modèles de chars et trois d’avions de combat sont en concurrence, quand l’offre américaine est plus simple avec, par exemple, un seul type de char.
L’objectif est ensuite de se tenir prêt à utiliser ce matériel – la fameuse « volonté politique » – et enfin de surmonter plusieurs obstacles : l’absence de coopération en matière de renseignement, le problème de l’interopérabilité des matériels militaires européens et les carences dans la cyberdéfense.
Le président français a ajouté : « Notre pays amplifiera donc l’investissement dans la défense », car l’état-major français plaide depuis plusieurs années pour réorienter nos armées d’un format adapté aux interventions extérieures dites asymétriques – car l’adversaire est moins puissant, mais mobile, comme dans la bande saharo-sahélienne ou en Irak – vers un modèle capable de s’engager dans des conflits dits de « haute intensité ». La destruction des grandes villes d’Ukraine en fournit une tragique illustration.
Protéger l’Ukraine ?
« J’aimerais entendre de vous aujourd’hui que l’Europe choisit l’Ukraine », tel est l’appel lancé par le président Volodymyr Zelensky au Parlement européen le mardi 1er mars.
L’autocrate du Kremlin a répondu dès le lendemain en détruisant par un tir de missile la tour de radiotélévision de la capitale ukrainienne. Le président ukrainien est sommé de se taire ! Poutine a évidemment utilisé le vide institutionnel et sécuritaire qui caractérise l’Ukraine de 2022 pour lancer son agression meurtrière, tout en menaçant les Occidentaux de représailles nucléaires. Et le président américain Joe Biden a confirmé le constat : pas de « bottes américaines » sur le sol ukrainien, car ce serait le signal d’une Troisième Guerre mondiale sur le continent européen.
Il n’est pas envisageable d’intégrer dans l’Union européenne un pays en guerre ni de court-circuiter les procédures de négociation d’adhésion
Il n’est pourtant pas envisageable d’intégrer dans l’Union européenne un pays en guerre ni de court-circuiter les procédures de négociation d’adhésion, d’autant que d’autres candidats dans les Balkans occidentaux sont sur la liste d’attente et que les perspectives européennes qui les motivent sont certainement un facteur d’apaisement des tensions. Il reste que les dirigeants européens devraient imaginer une réponse adaptée sous la forme d’une déclaration marquant que la souveraineté, l’indépendance et la démocratie de l’Ukraine relèvent bien de l’intérêt européen.
Car ce qui se joue n’est pas seulement une épreuve de force sanglante entre le droit d’une nation à exister contre l’ambition anachronique d’un empire en déclin ; c’est un combat entre la démocratie et l’autocratie. C’est pourquoi la dimension militaire du conflit nous concerne, même s’il ne nous touche qu’indirectement à ce stade.
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Le politiste Hans Stark, professeur à Sorbonne Université et chercheur à l’Ifri, nous livre son analyse autour du changement de paradigme de la diplomatie allemande.