Parmi les sanctions prises par l’Europe, quelles sont celles qui touchent le plus les intérêts russes ?

La première d’entre elles, le gel de la certification de Nord Stream 2 par l’Allemagne, avait une portée forte, mais principalement symbolique. Elle consistait à manifester la solidarité de l’Allemagne et de ses partenaires européens envers l’Ukraine, qui était explicitement visée par ce deuxième gazoduc qui aurait permis de la contourner en concurrençant celui qui passe par son territoire et qui remonte à l’époque soviétique. Il s’agissait de refuser des capacités additionnelles d’importation, pas de réduire les capacités existantes, qui suffisent largement aux besoins actuels de l’UE.

Les sanctions les plus dures pour la Russie sont l’impossibilité pour les banques déjà sous sanctions de trouver des refinancements à court terme sur les marchés des capitaux internationaux, le « débranchement » du système Swift pour sept banques – dont la deuxième plus importante du pays – et le gel d’une partie des avoirs en devises de la Banque centrale de Russie. Non seulement cela déstabilise davantage encore le système financier qui était déjà touché par la fuite de capitaux depuis les débuts de l’invasion de l’Ukraine, mais cela a également créé un mouvement de panique bancaire auprès des particuliers russes, un phénomène qui a encore aggravé la crise en asséchant les liquidités des banques.

« Ce qui est en jeu, c’est la capacité du système financier russe dans son ensemble à jouer son rôle – essentiel – dans l’économie. On assiste à une fuite devant le rouble, qui incarne ce système en Russie. » 

Ce qui est en jeu, c’est la capacité du système financier russe dans son ensemble à jouer son rôle – essentiel – dans l’économie. On assiste à une fuite devant le rouble, qui incarne ce système en Russie. Outre la poursuite de la chute du taux de change, cela aura pour conséquences une accélération de l’inflation, le recours accru à des devises ou des crypto-actifs pour les règlements entre particuliers et entreprises, mais il y aura peut-être aussi des cascades de non-paiements, voire, en phase paroxystique, une augmentation du troc interentreprises et des substituts monétaires, comme on l’avait observé dans les années 1990.

Y a-t-il un risque de défaut de paiement pour Moscou ?

Le secteur financier n’est pas particulièrement en mauvaise santé en Russie. Mais il est pris dans une double contrainte : d’un côté, une tourmente systémique liée au risque géopolitique créé par la guerre et aux sanctions ; de l’autre, un régime de croissance de la Russie qu’on peut qualifier d’« extraverti rentier ». Pour continuer d’avancer, l’économie russe se doit d’engranger suffisamment de recettes d’exportations provenant de ses ressources énergétiques. Par le passé, cette rente a représenté entre 10 et 33 % du PIB, suivant les années. C’est donc une forme d’addiction dont elle ne peut pas se sevrer du jour au lendemain. De plus, la rente pétrogazière a en Russie un lourd contenu politique : elle a nourri et continue de nourrir le pouvoir en place. Si elle vient à faire défaut, soit par la chute des prix du pétrole, soit par l’impossibilité d’en rapatrier les recettes, l’économie ralentit. Et si ce ralentissement se combine à une crise financière, tous les scénarios de crise deviennent possibles.

La Russie est-elle en mesure de contourner ces sanctions ou d’amortir leur sévérité ?

Il existe des portes de sortie, mais qui ne peuvent pas être ouvertes en moins de quelques années. La première aurait été de diversifier l’économie, mais les autorités russes ne se sont jamais donné les moyens de le faire car elles n’y avaient pas d’intérêt immédiat. La deuxième serait de trouver des partenaires qui puissent se substituer à l’Europe occidentale. Mais les liens économiques avec celle-ci pèsent lourd (plusieurs dizaines de milliards d’euros d’investissements en Russie, plus de 40 % de ses échanges). D’autre part, les pays qui sanctionnent ne se limitent pas à l’Union européenne. Enfin, on parle souvent de la Chine, car Xi Jinping a plutôt soutenu Vladimir Poutine depuis les débuts de l’invasion. Mais les relations avec l’empire du Milieu ne pèsent pas le tiers de celles avec les pays occidentaux, et pour le gaz – qui est l’un des canaux vitaux d’approvisionnement en devises du pays –, les exportations en direction de la Chine ne représentent que 10 milliards de mètres cubes de livraisons par gazoducs en 2021, contre 180 en moyenne vers l’UE. La montée en charge sera lente. En résumé, à court terme, les options sont réduites.

L’Europe peut-elle aller plus loin encore dans les sanctions ?

Toutes les banques russes n’ont pas été ciblées par les sanctions. Sberbank et Gazprombank, qui jouent un rôle important dans les paiements du gaz russe, sont aujourd’hui épargnées. De même, aucune mesure n’a été prononcée qui concerne l’approvisionnement occidental en gaz et en pétrole russes (sauf par le Canada, grand producteur lui-même et qui peut donc se le permettre). Il reste ainsi des possibilités de durcir encore considérablement les sanctions. 

Dans son intervention du 2 mars, Emmanuel Macron évoquait des secteurs qui vont « souffrir particulièrement » en raison de cette guerre et des sanctions. Comment les populations occidentales seront-elles touchées par le conflit ?

En premier lieu, c’est l’énergie qui devrait brider la croissance européenne dans les mois qui viennent. Nous dépendons de la Russie pour notre approvisionnement en gaz. Gazprom nous le fait sentir depuis 2006, année du premier conflit gazier avec l’Ukraine. Il ne sera pas possible de se dégager de cette dépendance dans les semaines et mois qui viennent. L’horizon pour cela est d’au moins un an et implique des investissements de grande ampleur, sauf à penser que les citoyens européens réduisent immédiatement et de manière importante leur consommation énergétique. La facture énergétique va donc augmenter pour les pays européens, ce qui va affecter la croissance. Deux contrefeux pourraient limiter les difficultés du côté énergétique : un effort de production de pétrole des pays de l’Opep, qui, avec le ralentissement de la croissance européenne, pèserait sur les prix, et la hausse des températures liée à la sortie de l’hiver, qui va réduire les besoins en gaz. 

D’autres prix de matières premières peuvent subir les conséquences de la guerre : ceux de certaines productions agricoles, de certains métaux non ferreux (aluminium, nickel…) pour lesquels la Russie est un fournisseur important et peut donc, par la chute de l’offre, faire monter les prix, ce qui ponctionnerait le pouvoir d’achat des pays européens. Enfin, les entreprises occidentales présentes en Russie ou exportant beaucoup vers la Russie et l’Ukraine seront nécessairement touchées. Elles le seront d’abord par la difficulté à trouver des financements pour continuer leurs opérations : on avait déjà observé cet effet de halo avec les sanctions de 2014, qui conduisirent certaines banques françaises, par exemple, à restreindre leurs crédits aux entreprises souhaitant exporter vers la Russie, alors que les produits concernés n’étaient pas ciblés. Aujourd’hui, le périmètre des sanctions s’est élargi, l’effet de gel risque d’être encore plus massif et de paralyser les entreprises occidentales ayant des projets en Russie. Elles seront aussi touchées par la chute de la demande russe si la récession se confirme dans les mois à venir. 

 

Propos recueillis par JULIEN BISSON

 

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