Le conflit israélo-palestinien présente-t-il des particularités en matière de désinformation ?

Toute guerre est et sera toujours accompagnée de désinformation, de propagande et de gaslighting [manipulation mentale consistant à faire passer l’agresseur pour la victime]. C’est aussi bien le cas pour la guerre entre l’Ukraine et la Russie, par exemple, que pour le conflit israélo-palestinien. Cela dit, on peut préciser que les Israéliens disposent d’une machine de propagande particulièrement bien rodée, qui ne date pas du 7 octobre 2023. Israël a toujours été engagé dans la guerre de l’information, en particulier au Royaume-Uni et aux États-Unis, où il communique énormément pour maintenir le soutien de l’opinion publique. Ce n’est pas le cas des Palestiniens. Il y a une asymétrie dans les moyens de propagande depuis le début.

« Avec un tel degré d’émotion, il devient très compliqué de démentir les fausses informations »

Comment expliquer que les efforts journalistiques pour débusquer les fake news n’aient qu’un impact relatif sur l’opinion publique ?

Il s’agit d’un conflit par rapport auquel les gens ont des opinions préexistantes très fortement ancrées. Les passions sont vives dans les deux camps. Avec un tel degré d’émotion, il devient très compliqué de démentir les fausses informations. Ce qu’il s’est passé autour de l’hôpital Al-Ahli Arabi l’illustre bien. L’information selon laquelle une frappe israélienne était à l’origine de la destruction de l’hôpital a d’abord circulé, avant que la version d’un accident du côté du Hamas ayant eu pour conséquence la destruction du parking de l’établissement ne soit présentée comme une version plus plausible. Je pense que l’une des raisons pour lesquelles la première version a persisté dans l’esprit des gens est qu’Israël a déjà, dans le passé, bombardé des hôpitaux palestiniens. Il a d’ailleurs continué à le faire récemment, admettant même avoir frappé un convoi d’ambulances. Or la persistance d’une fake news dépend en partie du contexte général dans lequel elle surgit. Le conflit israélo-palestinien étant chargé de plusieurs décennies d’attaques et de ripostes, le schéma général a tendance à l’emporter sur l’événement pris de manière individuelle, et il est ainsi beaucoup plus difficile de corriger les cas de fake news lorsque ces dernières s’intègrent dans le récit global.

« Les gens ont naturellement tendance à croire davantage en la véracité d’une information qui provoque une émotion chez eux plutôt qu’une autre. »

Selon vous, la diffusion de fake news n’est donc pas seulement le résultat d’une volonté propagandiste de chacun des camps, mais aussi le résultat d’un processus cérébral très dépendant des émotions.

Exactement. Avec mon équipe, nous avons mené plusieurs études sur le sujet. Il en résulte que les gens ont naturellement tendance à croire davantage en la véracité d’une information qui provoque une émotion chez eux plutôt qu’une autre. Dans le cas d’une fake news, on pourra toujours corriger cette information en apportant des preuves de son caractère mensonger, mais seulement dans une certaine mesure. L’émotion suscitée au départ laisse une sorte de dépôt et fait que le souvenir s’imprime beaucoup plus fortement et durablement, d’autant plus s’il s’agit d’une émotion négative.

Peut-on imaginer les conséquences à long terme de la désinformation relative au conflit israélo-palestinien sur l’opinion publique ?

C’est difficile à dire. On peut se référer aux expériences passées. Il y a vingt ans, lors de l’invasion de l’Irak, l’information selon laquelle des armes de destruction massive avaient été retrouvées a largement circulé. Or cette information était fausse, montée de toutes pièces. Malgré le démenti officiel, une grande proportion d’Américains a continué à le croire, et ce jusqu’à aujourd’hui. Il s’agit en majorité de républicains, mais cela concerne également des démocrates. C’est cela, la puissance d’une fake news. Je pense que les croyances que les gens acquièrent depuis le 7 octobre 2023 persisteront de longues années, qu’elles se fondent ou non sur des vérités.

Après la diffusion d’une fake news, de combien de temps disposons-nous pour la démentir avant que le cerveau ne commence à imprimer son souvenir ?

Elle doit être démentie aussi tôt que possible, car plus une fausse nouvelle circule, plus on en entend parler, plus on pense qu’elle est vraie. Il s’agit d’une tendance cognitive humaine fondamentale. Si j’entends quelque chose dix fois, j’y croirai davantage que si je l’entends une fois. Par conséquent, si vous devez corriger quelque chose, vous devez intervenir le plus tôt possible. Malheureusement, cela ne coïncide pas avec le temps long de l’enquête journalistique. C’est pour cette raison que la vérité est souvent si désavantagée, surtout en temps de guerre. Les personnes qui se soucient de la vérité ont besoin d’un temps dont ils ne bénéficient pas toujours.

Comment rester imperméable aux fake news et à la propagande liées au conflit israélo-palestinien ?

Adopter un regard sceptique à l’égard des deux parties est un bon début. L’important est d’éviter autant que possible de se laisser guider par ses propres émotions partisanes. C’est un véritable exercice. Personnellement, je reste à l’écart de toutes les vidéos horribles qui circulent en ligne pour éviter que mes émotions entrent en ligne de compte et influencent mon regard. Il ne s’agit pas de se désensibiliser – je pense que nous saisissons tous la dimension absolument tragique de ce qui est en train de se passer –, mais de déjouer le processus cérébral dont nous venons de parler.

Il faut aussi, bien sûr, multiplier les sources d’information et s’intéresser aux propos des protagonistes sur le long terme. Si une personne tient des discours qui vont à l’encontre de ce qu’elle a dit quelques jours ou semaines plus tôt, on peut s’interroger sur sa crédibilité. Je crois que, même dans un contexte aussi délicat que le conflit israélo-palestinien, il est possible de s’informer à peu près correctement. Il faut avant tout le vouloir, car c’est un travail qui demande d’y consacrer du temps, de l’attention et de la prudence. 

 

Propos recueillis par MANON PAULIC

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