Couvrir un conflit, pour un organe de presse, entraîne toujours son lot de problématiques. Qu’elle se déroule en Irak, en Afghanistan, en Ukraine ou à Gaza, toute guerre a ses complexités journalistiques, chacune à sa manière. Le conflit israélo-palestinien, qui touche non seulement à l’histoire du Proche-Orient mais aussi de l’Occident, a toujours catalysé une émotion très vive. Cette émotion, les stratégies engagées par les deux camps, avec une communication large et rodée d’un côté, et des outils plus modestes mais non moins redoutables de l’autre, ont contribué à la faire croître plusieurs décennies durant. C’est là la principale spécificité du conflit israélo-palestinien, et la réalité dans laquelle les journalistes n’ont d’autre choix que de travailler et l’information de circuler. 

« Le devoir d’un journaliste est avant tout d’être prêt à rectifier le tir »

Les réseaux sociaux d’aujourd’hui, un peu différents de ceux d’hier, constituent une caisse de résonance terrible. L’image, qui y règne en maître, est devenue une porte d’entrée sur l’information, suscitant par sa brutalité une émotion forte pour quiconque y est confronté. La modération, aussi, a perdu son importance. Twitter en particulier, en devenant X, s’est délesté de son équipe de lutte contre la désinformation. Les fake news y circulent à présent en roue libre, l’information sans hiérarchie.

Les réseaux sociaux, gorgés de colère et d’indignation, exercent une pression sur le journalisme et rendent le travail compliqué. Une agence de presse écrit en temps réel, ce qui implique que l’histoire publiée en fin de journée diffère de celle de midi. C’est la nature de notre métier de tisser progressivement un récit, une dépêche après l’autre. Les faits n’étant jamais clairs sur le moment, le récit est inévitablement ajusté, corrigé, au fil de la journée. Mais à l’heure où les captures d’écran gravent dans le marbre la construction même du récit, l’indignation et la colère, avides de s’exprimer, se délectent. Bien qu’en tant qu’agence son travail repose uniquement sur les faits, l’AFP n’échappe pas à cette pression.

« Il est important, plus que jamais, aussi, de concentrer notre attention sur la fiabilité des sources. »

Comment naviguer entre la propagande, la désinformation et l’émotion ? La tâche n’est pas simple. On s’arrime solidement, d’abord, au principe de l’honnêteté intellectuelle, et aux consignes, aux guides et aux chartes que nous avons mis en place au fil des années, quitte à les faire évoluer pour s’adapter chaque fois un peu plus à notre temps. Il est important, plus que jamais, aussi, de concentrer notre attention sur la fiabilité des sources. C’est un travail de terrain et de long terme auquel s’attellent nos journalistes depuis toujours. Neuf d’entre eux travaillent et survivent actuellement à Gaza. Témoins de première ligne, ils continuent de nourrir les dépêches tout en s’inquiétant de devoir trouver de l’eau, de la nourriture et un toit pour leur famille. Les messages qu’ils nous adressent en parallèle traduisent leur désespoir. Il s’agit, pour le journaliste de Gaza, d’Israël comme de Paris, de dépasser sa propre émotion face aux images particulièrement cruelles, filmées en direct ou traitées par écran interposé.

À la suite de l’explosion dans l’enceinte de l’hôpital Al-Ahli, des critiques ont été émises concernant l’utilisation de chiffres émis par le ministère de la Santé de Gaza, sous contrôle du Hamas. Nous avons choisi de transmettre ces chiffres en toute connaissance de cause, en spécifiant leur source, comme toujours, parce que nos années de terrain dans l’enclave nous ont montré que les interlocuteurs hospitaliers étaient plutôt sûrs. « Plutôt », car l’information, d’autant plus dans une guerre, est toujours imparfaite. Elle n’est pas fabriquée par une machine, elle est récoltée par des humains. Le devoir d’un journaliste est avant tout d’être prêt à rectifier le tir à mesure que les éléments et les faits se déploient.

« Nous sommes contraints de faire attention à chaque mot, chaque tournure de phrase que nous publions. »

La bataille, paradoxalement, est souvent de ne pas oublier d’écrire ce que l’on ne sait pas : « le Hamas a dit que … », « les autorités palestiniennes n’étaient pas disponibles pour commenter », « aucun témoin indépendant sur le terrain », « le journaliste de l’AFP n’était pas sur place »… Les dépêches n’en sont que plus lourdes, moins élégantes, mais à l’heure des réseaux sociaux, le contexte est plus important que jamais. Nous sommes contraints de faire attention à chaque mot, chaque tournure de phrase que nous publions. Mieux vaut écrire « le ministère de la Santé contrôlé par le Hamas a indiqué que 200 personnes ont été tuées » que « 200 personnes ont été tuées, a indiqué le ministère de la Santé contrôlé par le Hamas ». Cette exigence d’ultra-prudence est bénéfique, elle fait partie du métier. Le danger, c’est lorsque cette attention se transforme en angoisse. Car sans mots, il n’y a pas d’information. Et sans dépêches, il n’y a plus d’information en temps réel.

Dans un épisode récent du podcast The Ezra Klein Show, ce journaliste américain, évoquant les attentats du 11 septembre 2001, parle de « scandalization of context » : tenter de contextualiser un tel drame, explique-t-il, était devenu un scandale. Depuis le 7 octobre, nous faisons face aux mêmes difficultés. Informer, contextualiser devient, dans notre société de plus en plus polarisée, une gageure. L’explication n’a plus de place, seule la prise de position compte. C’est une crise pour la presse, mais aussi pour la démocratie.  

Conversation avec MANON PAULIC

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