Comment qualifier la stratégie de communication du Hamas depuis le 7 octobre ?

Dans un premier temps, elle a consisté à répandre, à diffuser et à amplifier la terreur. En 2014 déjà, le Hamas avait lancé sur les réseaux sociaux le hashtag #killajew (« tuez un juif ») ainsi que des tutoriels pour poignarder. En diffusant les images de ses crimes le 7 octobre, le Hamas cherchait sans doute à sidérer son adversaire, comme l’avait fait Daech en juin 2014, lors de sa conquête de Mossoul, en propageant sur les réseaux sociaux des images de torture et d’exécution qui avaient contribué à la déroute de l’armée irakienne.

La communication du Hamas ne s’adresse-t-elle donc qu’à ses ennemis ?

Non, en effet. Comme l’a analysé Hugo Micheron au sujet de la propagande de Daech, la diffusion d’images de terreur se révèle un puissant levier de mobilisation ou de recrutement, dans la mesure où ces images projettent une impression de force inébranlable qui peut conduire des jeunes gens à s’y reconnaître. Et ce d’autant plus volontiers que les images diffusées par Daech en 2014-2015, ou par le Hamas il y a un mois, s’inspirent de jeux vidéo populaires tels que Call of Duty et Grand Theft Auto.

Est-ce contradictoire pour le Hamas d’afficher sa force tout en mettant en scène la faiblesse des victimes gazaouies ?

Le Hamas a développé depuis une vingtaine d’années une stratégie victimaire consistant à prendre à partie l’opinion mondiale en mettant en avant les victimes civiles palestiniennes, au besoin en diffusant des images fausses ou sorties de leur contexte. L’enjeu est moins militaire qu’informationnel. Le Hamas ne peut pas, a priori, remporter une victoire décisive face aux forces de défense israéliennes. Il peut en revanche remporter de nouveau la bataille de l’opinion publique mondiale, comme il l’a fait en 2002, 2009, 2012 ou 2014. L’émotion produite par les images de victimes a alors conduit nombre de gouvernements à presser Israël de négocier ou de suspendre ses activités militaires. L’enjeu pour Tsahal est donc d’atteindre ses objectifs avant que la bataille de l’opinion publique mondiale ne soit gagnée par le Hamas, sachant que ce dernier dispose de très puissants relais à travers ses alliés iranien, syrien ou russe, mais aussi parmi les sympathisants de la cause palestinienne dans le monde entier ou les nombreux partis d’extrême gauche qui voient depuis les années 1990 dans les Palestiniens la figure par excellence des opprimés.

« Le champ informationnel est devenu un champ conflictuel à part entière, et plus simplement un élément de soutien des opérations militaire »

Faut-il dès lors prendre avec précaution toutes les informations venant de Gaza, y compris le nombre de morts ?

Tout ce qui vient d’un belligérant est nécessairement sujet à caution puisque la première victime d’une guerre, quelle qu’elle soit, c’est la vérité. Et tous les belligérants ont à cœur, d’une part, de contrôler l’information relative à leurs activités et, d’autre part, d’affaiblir la portée de la communication qui vient de l’adversaire. C’est une règle de base de toute propagande de guerre. Pour garder le contrôle du récit, le plus sûr moyen pour un belligérant est de tenir les journalistes à l’écart de la zone de conflit. Israël l’a fait plus d’une fois, comme à Jénine en 2002, avant que cette stratégie ne soit mise en échec par la diffusion sur Internet de vidéos tournées avec des téléphones portables. En 2008, Israël a barré l’accès à la bande de Gaza aux journalistes internationaux et a eu recours à des brouilleurs dans des avions C-130 pour empêcher la diffusion de contenus de propagande du Hamas par le biais des téléphones portables. Dans le conflit actuel, des mesures plus radicales encore ont été prises, le blocus privant les centrales électriques de carburant et donc forçant l’interruption d’une bonne partie des communications entre Gaza et l’extérieur.

Ces coupures de courant ne servent donc pas seulement des objectifs militaires ?

La guerre de l’information se caractérise fondamentalement par le fait que le champ informationnel est devenu un champ conflictuel à part entière, et plus simplement un élément de soutien des opérations militaires. En 2001, Ayman Al-Zawahiri, le numéro 2 d’Al-Qaïda, affirmait même que « plus de la moitié de la guerre » se déroulait sur le champ de bataille médiatique. C’est plus encore une priorité stratégique lorsque vous faites face à un adversaire qui vous est en tout point supérieur, militairement, économiquement ou technologiquement. À cet égard, les nouvelles technologies de l’information et de la communication ont doté les organisations terroristes d’un pouvoir asymétrique considérable, qui produit des effets très concrets dans le monde réel, même dans des États qui ne sont pas directement concernés par le conflit. En répandant la peur, la perception d’une menace terroriste, cela a conduit en retour un certain nombre d’États à adopter des mesures de lutte contre le terrorisme, y compris des mesures de restriction des libertés publiques.

« À l’ère de l’information mondialisée en continu et en temps réel, il est devenu très facile en période de guerre d’instrumentaliser la chaîne de production de l’information à des fins propagandistes. »

Quid de la stratégie de communication d’Israël, marquée notamment par l’achat de publicités sur YouTube ?

Elle repose sur une logique de diplomatie publique. Israël a entrepris dès le 9 octobre de faire connaître au monde entier les crimes qui avaient été commis à l’encontre de sa population et de nombreux binationaux. L’État hébreu a invité des journalistes à des projections pour qu’ils se fassent les intermédiaires auprès de l’opinion publique mondiale de la réalité des faits commis ce 7 octobre. Il l’a fait aussi par des campagnes d’affichage des photographies des otages, dans plusieurs villes du monde, ou par des campagnes de vidéos diffusées sur YouTube par le biais de la publicité. Fait intéressant : ces vidéos ont visé exclusivement des pays occidentaux, à commencer par la France, pays auquel Israël a consacré la moitié du budget de l’opération. Les autres pays ciblés ont en commun avec nous d’avoir une forte minorité issue de l’immigration musulmane et d’avoir connu des attentats terroristes, certains à caractère antisémite. Dans cette immédiateté, il s’agit donc probablement à la fois de contrer les récits conspirationnistes ou négationnistes qui ont très tôt circulé, mais aussi – en particulier à travers les contenus publicitaires sur les chaînes YouTube fréquentées par la jeunesse – de chercher à dissuader un certain nombre de personnes de passer à l’acte. Cela peut apparaître comme une mesure de protection pour les diasporas juives dans le monde.

Y a-t-il un double standard dans la façon de présenter les victimes israéliennes et les victimes gazaouies ?

Le double standard est inhérent à notre perception individuelle du conflit, en vertu de ce que les psychologues sociaux nomment le biais d’exposition sélective à l’information : les victimes des exactions de l’ennemi nous paraîtront toujours dignes d’intérêt, tandis que celles de nos amis ou de nos alliés retiendront moins notre attention. Mais, de façon plus étonnante ce double standard concerne également les victimes françaises de l’attaque meurtrière du Hamas, et plus encore les otages français du Hamas, largement absents du débat public en France. En 1990, trois membres de ma famille se trouvaient parmi les otages détenus par le régime de Saddam Hussein, et je me souviens très bien que la question des dizaines d’otages français était omniprésente dans les médias et les discours politiques. Aujourd’hui, un étrange silence entoure la question des victimes françaises du 7 octobre. Oublierait-on que ces victimes sont françaises au prétexte qu’elles sont juives ? Je ne peux pas me résoudre à le croire.

Quelles leçons tirer de l’affaire de l’hôpital Al-Ahli Arabi, touché par une explosion le 17 octobre ?

Dans la guerre de l’information, la perception prime. Dans ce cas précis, il y a eu un communiqué du ministère de la Santé de Gaza accusant Israël et indiquant un nombre très élevé de victimes. Celui-ci a été repris sans réserve par les plus grandes agences de presse occidentales. Avant même que le porte-parolat de Tsahal ait diffusé son propre communiqué et que les journalistes aient pu commencer à vérifier l’information, le Hamas a ainsi imposé son récit dans les médias occidentaux. À l’ère de l’information mondialisée en continu et en temps réel, il est devenu très facile en période de guerre d’instrumentaliser la chaîne de production de l’information à des fins propagandistes.

À l’époque de l’information sans filtre, les agences de presse jouent-elles encore un rôle ?

L’une des priorités des propagandistes est de faire accréditer leurs récits par des agences de presse ou de grands médias occidentaux. En quelques heures, l’affaire de l’hôpital Al-Ahli a provoqué de nombreuses manifestations antisémites et l’annulation de la rencontre à Amman de Joe Biden avec les leaders arabes. Pour le propagandiste, la réalité des faits importera toujours moins que l’effet produit par la perception de la réalité.

Que pensez-vous de la fake news sur les quarante bébés israéliens décapités par le Hamas ?

L’information provient d’une journaliste de i24News qui s’est appuyée sur une seule et unique source. J’y vois donc ce que l’on appelait en 1990-1991 le « syndrome de l’envoyé spécial » : devant alimenter la chaîne de production de l’information, les correspondants se raccrochent bien souvent aux renseignements qu’ils parviennent à glaner sur le terrain sans avoir le temps ni la possibilité de les recouper.

Quel rôle jouent les plateformes dans le conflit actuel ?

Pendant la guerre en Ukraine, des géants américains du numérique, comme Google ou Microsoft, se sont ouvertement mobilisés du côté ukrainien. Le conflit actuel ne revêt pas la même dimension. Si la guerre d’Ukraine était la première guerre TikTok, la guerre Israël-Hamas est la première guerre X-Twitter, et les mesures adoptées par Elon Musk depuis qu’il en a pris le contrôle ont eu pour effet de donner une ampleur sans précédent aux contenus désinformateurs.

TikTok est, de fait, subordonné aux impératifs stratégiques fixés par le Parti communiste chinois et relaye assez systématiquement la désinformation prorusse. Le Kremlin instrumentalise TikTok, comme il l’a fait avec Twitter, Facebook ou Instagram, non pas tant pour soutenir le Hamas que pour fragiliser peu à peu le régime de vérité sur lequel nos États démocratiques se sont construits. Le Kremlin s’emploie à fabriquer massivement du doute, à multiplier les théories du complot et les opérations de désinformation, comme celle affirmant que le « régime nazi » du président ukrainien Zelensky aurait livré des armes au Hamas pour qu’il tue des Juifs en Israël ! L’objectif est de transformer notre espace informationnel en un immense champ de ruines. Aucune conduite rationnelle n’est possible sans des faits établis et partagés, ce « minimum de renseignements nets et sûrs » dont parlait l’historien Marc Bloch dans L’Étrange Défaite.

Le Hamas a-t-il d’ores et déjà gagné la bataille de l’information ?

Si j’en crois les informations qui m’ont été fournies par un journaliste, dès le 12 octobre, avant même l’offensive terrestre israélienne, le hashtag #Gazaunderattack talonnait le hashtag #Israelunderattack. Le Hamas dispose en effet de puissants relais informationnels, volontaires ou non. Je ne dirais pas que le Hamas a gagné la guerre de l’information, mais je dirais en revanche qu’Israël a bien peur de l’avoir déjà perdue. 

Propos recueillis par PATRICE TRAPIER & JULIEN BISSON

 

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