Les mains dans le cambouis
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« Monsieur, je sais bien que ça n’a pas vraiment de rapport avec le cours, mais vous pourriez nous expliquer un peu ce qui se passe ? »
Cette question, c’est l’ordinaire des enseignants. Au collège, peu importe la matière – même si l’histoire-géographie et les lettres sont en première ligne –, on l’entend souvent ; elle revient comme une vague en fonction de l’actualité. Lorsque les questions sont sincères, il est toujours dommage de ne pas y répondre, alors, pour un temps, on enseigne le rapport au temps présent – en tâtonnant, parfois –, on essaie de démêler le vrai du faux, de pousser tout un chacun à prendre de la distance. On prend ça sous l’angle de l’éducation aux médias, pour donner une légitimité à nos réponses, mais aussi à leurs questions. L’exercice semble périlleux de prime abord, surtout lorsqu’on a ouvert les vannes et qu’elles libèrent des torrents boueux où se mêlent incompréhensions, bêtises, préjugés. Mais il est réjouissant aussi, car nos élèves sont plus réceptifs et ouverts à la discussion qu’on ne le croit souvent. Il nous faut toujours parier sur leur intelligence.
« Monsieur, vous pourriez nous parler de Gaza ? »
Avec l’expérience, on pourrait apprendre à reconnaître ce qui tient de la provocation et ce qui tient du questionnement sincère dans les discours parfois étranges des élèves : mais le plus souvent, c’est un mélange des deux. L’ensemble est foutraque : voici qu’il vous ressurgit en pleine face au milieu de votre cours sur l’accord du participe passé employé avec l’auxiliaire avoir ou sur les espaces productifs : « Monsieur, vous pourriez nous parler de Gaza ? »
Alors vous vous retroussez les manches, et vous démêlez, élaguez, débroussaillez. Pour ainsi dire : vous avez les mains dans le cambouis. De toute manière, il n’y a plus que vous : vous avez parfois l’impression d’être le dernier rempart contre la bêtise des uns et l’ignorance bien normale des autres.
Notre boulot : mettre des mots sur l’intolérance pour la reconnaître comme notre ennemie.
Tout y passe : on veut savoir où se trouve la Palestine, si les Juifs parlent le juif, si l’on est bien sûr de ce que racontent les médias – il y a quelques années, on me parlait des Illuminati, on m’inventait des complots surréalistes, on me refaisait presque Les Protocoles des sages de Sion. On explique cent fois la différence fondamentale entre islam et islamisme. Parfois, aussi, des questions poussées, dont on ne sait d’où elles viennent et qui laissent le reste de la classe perplexe : la différence entre le Hamas et le Fatah, le rôle de l’Égypte. En retour, vous montrez une carte, une vidéo, vous expliquez. Internet regorge de ressources, mais, dans la nature, elles sont parfois inefficaces : il suffit de regarder les commentaires pour s’en convaincre. Il faut à tout ça votre validation morale. C’est un effort d’équilibre constant : il faut répondre, pas juger ; expliquer, mais sans engager son point de vue ; il faut tailler, mais pas jusqu’à l’os, car les idées des élèves leur appartiennent. Notre boulot : mettre des mots sur l’intolérance pour la reconnaître comme notre ennemie.
On m’a parlé cent fois du conflit israélo-palestinien ; cent fois j’en ai parlé en retour, précisant aux élèves : « Mon rôle n’est pas de prendre parti. » Cent fois j’ai expliqué, en m’en tenant à mon devoir de neutralité du mieux que je le pouvais, ce qu’il se passait là-bas, commençant toujours par : « Vous savez, on n’aura jamais assez de temps pour tout expliquer. »
La question qui n’est pas posée, mais qui affleure, qui est toujours présente en creux, c’est celle des gentils et des méchants ; c’est de savoir qui a raison. À cet âge, on a parfois tendance à chercher la facilité. On aimerait tant pouvoir dresser une ligne entre les Israéliens et les Palestiniens, condamner les uns et accuser les autres. Alors notre rôle est de recomplexifier, d’apporter de la nuance, de préciser que les peuples ne sont pas les États, et qu’un innocent ne devient pas coupable par sa nationalité. Quand ils sortent de classe en sachant moins de choses qu’au début de l’heure, je leur dis parfois que c’est une bonne chose.
Le cours, c’est l’endroit du questionnement, et celui aussi des réponses, même incomplètes, même insatisfaisantes
Si on a continué de m’en parler aussi souvent, c’est parce qu’il y a au moins quelque chose qui fonctionne dans l’Éducation nationale : la neutralité qu’on affiche. Elle permet les questions. Le cours, c’est l’endroit du questionnement, et celui aussi des réponses, même incomplètes, même insatisfaisantes : simplement parfois car ce sont des réponses différentes des précédentes. Ça vous fait tout de même un point de repère : il y aura toujours quelque part un autre adulte pour essayer de prendre du recul.
Cette semaine, personne ne m’a posé de questions sur ce qui était arrivé. J’avais préparé des réponses, mais les élèves ne me posaient pas de questions. Je me suis dit d’abord qu’il s’agissait peut-être de quelque chose de trop lointain. Il y avait un grand silence sur l’actualité. Alors, presque un peu surpris, j’ai parlé de genres littéraires plutôt que de bombardements et d’attentats.
Et puis, plus tard, une petite est venue me trouver, presque discrètement, et m’a dit en un chuchotement : « Monsieur, vous pourriez m’expliquer un peu ce qui se passe ? »
Alors j’ai réalisé : ça n’était pas trop lointain ; c’était trop proche. Trop assourdissant. Trop questionnant. C’était une question qu’on n’osait plus poser en classe. C’était presque devenu trop intime.
La petite m’a écouté avec une attention parfaite. En même temps que je lui parlais, je préparais la discussion que les élèves finiraient par apporter dans ma salle, peut-être quelques jours plus tard, peut-être au retour des vacances – celle avec les provocations, les bêtises, les illuminations et les questions sincères ; celle qui serait sûrement difficile mais, à la fin, utile à tous.
Le soir du vendredi 13 octobre 2023, la salle des professeurs ressemblait à l'orage
Et puis vendredi 13 octobre 2023, Dominique Bernard, notre collègue, a été assassiné par un terroriste islamiste devant le lycée où il enseignait. Ce soir-là, la salle des professeurs de mon établissement ressemblait à l’orage.
On pensait à Dominique, on pensait à Samuel, on pensait à Agnès, et même si on pensait aussi au Néguev et à Gaza depuis une semaine, on pensait aussi tout de même à nous. Les mines étaient sombres.
Et d’aucuns se demandaient :
« Est-ce que ça vaut bien la peine de continuer ? »
On pensait à tout ça, et il y en a même qui pensaient peut-être à démissionner.
Une fois qu’ils seront tous partis, qui est-ce qu’il restera pour expliquer aux élèves ce qu’il se passe ?
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