Quelle place tiennent l’attaque sanglante du Hamas et la riposte israélienne dans la longue histoire du conflit israélo-palestinien ?

C’est l’attaque palestinienne la plus meurtrière, la plus spectaculaire et la plus inattendue dans l’histoire de ce conflit, avec une majorité de victimes civiles, dont des femmes et des enfants. La tradition de « lutte armée » est constitutive du mouvement national palestinien. Yasser Arafat ne connaissait que la lutte armée ou la négociation secrète. Le mouvement nationaliste qu’il avait créé, l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), est aujourd’hui remplacé par un mouvement nationaliste religieux, le Hamas, lequel a repris le flambeau de la « lutte armée » et recourt au terrorisme. Cela a commencé par les attentats-suicides lors de la seconde intifada (2000-2005), ça s’est poursuivi à Gaza avec cinq affrontements se caractérisant par des lâchers de missiles sur Israël et, en rétorsion, des bombardements massifs de l’aviation israélienne. Or, le seul succès palestinien depuis l’occupation par Israël en 1967 de leurs territoires a été acquis par une révolte populaire massive, la première intifada (1987-1993). À la fin de celle-ci, le gouvernement israélien d’Yitzhak Rabin, qui, comme ses prédécesseurs, martelait que l’OLP était la réincarnation des nazis, annonça à son peuple qu’Israël et l’OLP se « reconnaissaient mutuellement ». Ce fut une déflagration pour les Israéliens, et la seule victoire politique qu’ont connue les Palestiniens. Malheureusement, l’État palestinien ne vit pas le jour. Et le Hamas enfourcha la vieille doctrine calamiteuse selon laquelle seule la force armée viendrait à bout d’Israël et de son occupation. Quant à la riposte des Israéliens, elle prend la forme d’une punition collective de tout un peuple, un crime de guerre qui prend des allures considérables.

Pourquoi ce conflit semblait-il être devenu secondaire ces dernières années ?

On en parlait moins parce que les Israéliens avaient réussi à réduire le nationalisme palestinien à un problème contingent. On les enferme derrière des murs et le tour est joué. Et, oui, une certaine fatigue a envahi les chancelleries. Les Palestiniens sont trop faibles pour l’emporter et les Israéliens trop dominants pour être défaits ; pourquoi se mobiliser pour une cause sans issue ? Enfin, de nouvelles urgences sont apparues au Moyen-Orient : la montée en force de la Turquie, les Printemps arabes, la guerre civile en Syrie, celle au Yémen, et surtout la place prise par l’Iran dans la région et l’émergence d’une Arabie saoudite différente. Elles ont marginalisé le sujet palestinien. De plus, cette marginalisation allait dans le sens de ce que beaucoup, aux États-Unis ou en Europe, souhaitaient : oublier l’épouvantable boulet palestinien.

Il y a trente ans pourtant étaient signés les accords d’Oslo, qui amorçaient un processus de paix. Pourquoi celui-ci a-t-il échoué ?

Quand ces accords ont été signés, Netanyahou les a dénoncés au motif qu’ils ne bénéficiaient pas d’une « majorité juive » en Israël. Pour obtenir leur validation à la Knesset, Yitzhak Rabin, le Premier ministre, avait eu besoin des « députés arabes », représentants des Palestiniens citoyens israéliens. La remarque de Netanyahou était raciste, car tous les citoyens sont censés être égaux, mais il avait raison : les accords n’étaient pas majoritaires dans l’opinion juive. Leur échec final a contribué au renforcement d’une pensée coloniale radicale en Israël.

« Des dizaines de ses résolutions ont condamné l’illégalité de la colonisation israélienne depuis cinquante-six ans. Elles n’ont jamais été appliquées »

Entre 1967 et 2000, la frange sioniste religieuse, pilier de la colonisation, est déjà en train de se consolider. Après l’échec des accords d’Oslo, elle va se renforcer puissamment. L’appel à « reconstruire le Temple » juif sur les vestiges d’Al-Aqsa, troisième lieu saint de l’islam, lancé en juin 1967 par le rabbin militaire mystique Shlomo Goren, était apparu fou à l’époque. Aujourd’hui, en Israël, la mouvance mystico-nationaliste dispose de réseaux et de médias puissants, de nombreux députés et, désormais, de ministres. Beaucoup d’Israéliens jugent cette mouvance très nocive, mais, en un demi-siècle, elle a fini par imposer son agenda.

Pourquoi la solution à deux États a-t-elle toujours échoué ?

D’abord, parce qu’elle a été branlante dès son départ. En 1947, le plan de partage de l’ONU donne 55 % du territoire à Israël, alors que les Palestiniens sont quasiment deux fois plus nombreux que les Juifs. Comment peuvent-ils l’accepter ? Quant aux dirigeants juifs, ils disent oui au partage, mais récusent la création d’un État palestinien à côté. Et Ben Gourion confie à ses proches, en résumé : « Acceptons le partage, et quand l’occasion se présentera, nous prendrons le reste de la Palestine. » Vient la victoire de 1967, avec la prise de Gaza et de la Cisjordanie. Aujourd’hui, il y a 700 000 colons israéliens dans les Territoires occupés, Jérusalem-Est incluse. Il n’y en avait que 116 000 en 1993, quand ont été signés les accords d’Oslo. La droite coloniale israélienne a dirigé le pays 42 années sur 46 depuis son accession au pouvoir en 1977. Enfin, l’ONU a été d’une impéritie ahurissante. Des dizaines de ses résolutions ont condamné l’illégalité de la colonisation israélienne depuis cinquante-six ans. Elles n’ont jamais été appliquées, les États-Unis y ayant mis leur veto au Conseil de sécurité. Cela a renforcé le sentiment d’impunité d’Israël. À gauche comme à droite, aucun gouvernement israélien n’a jamais voulu d’une « solution à deux États ».

Que peut-il arriver désormais ?

En cinquante-cinq ans d’occupation, la mentalité coloniale s’est profondément ancrée dans les esprits. Benny Morris en est l’exemple type. Cet historien a mis au jour la réalité de la Nakba, de l’expulsion forcée des Palestiniens en 1948. Mais, au début de la seconde intifada, il a appelé à une nouvelle expulsion des Palestiniens vivant dans le territoire entre la mer Méditerranée et le Jourdain. La grande différence entre aujourd’hui et, disons, avant 2000, c’est qu’on est passé du déni à l’assomption du crime. Longtemps, Israël a prétendu : « Nous n’avons jamais expulsé un seul Arabe. En 1948, ils sont partis volontairement. » Mais, aujourd’hui, vous entendez en Israël des gens très divers vous dire : « La seule solution, c’est de tous les virer. » L’aspiration à l’entre-soi, à vivre « sans Arabes », est ultra-dominante.

Avec quelles conséquences ?

L’équation est simple : si les Israéliens ne veulent pas d’État palestinien, s’ils souhaitent garder leur territoire entre leurs mains par la force, et en même temps vivre « sans Arabes », la voie à une nouvelle Nakba est ouverte. Personnellement, je peine à y croire. Mais le drame de ce conflit est qu’un camp est trop fort sans pouvoir gagner, car la seule présence des Palestiniens est perçue par les Israéliens comme un obstacle à leur tranquillité, et l’autre camp est trop faible mais ne peut pas perdre, car il lui suffit de subsister pour ne pas être vaincu.

« Si le conflit bascule de national à religieux, on n’en sortira plus. Hélas, on y est »

Seule une prise de conscience par la communauté internationale de la nécessité d’imposer une évacuation israélienne des territoires palestiniens pourrait permettre d’avancer vers un accord de paix. Sinon, l’apartheid – un terme désormais ancré dans le langage d’une partie de la gauche et des ONG israéliennes, au point qu’un ex-chef de gouvernement, Ehoud Barak, l’a utilisé –, cet apartheid perdurera. Ce serait une tragédie.

Pourquoi sommes-nous si touchés par ce qui se passe en Israël et en Palestine ?

Il y a les banalités : on y trouve les lieux saints des trois religions monothéistes. Je me rappelle avoir interviewé le Premier ministre anglais Tony Blair dans les années 2000. Il dirigeait alors le « Quartet » (composé de l’ONU, des États-Unis, de l’Union européenne et de la Russie) qui cherchait une voie vers la paix. Il m’a dit : « J’ai compris très récemment que le sujet clé du conflit israélo-palestinien, c’est la question religieuse. » Je me suis dit : Gevalt ! (Horreur !) Si le conflit bascule de national à religieux, on n’en sortira plus. Hélas, on y est. Israël est gouverné par une coalition incluant les religieux les plus rigoristes et les plus fanatiquement hostiles aux Palestiniens. Et du côté palestinien, le Hamas est devenu la principale force politique.

Y a-t-il eu des évolutions du rapport des Juifs français avec Israël ?

Très peu. Le Crif représente, grosso modo, une moitié des Juifs de France. Son nouveau président, Yonathan Arfi, me semble plus modéré que ses prédécesseurs. Mais la différence est ténue. Une partie des Juifs sont relativement indifférents à Israël. Mais la plupart des Juifs de France ont Israël au cœur. Beaucoup de religieux, parmi eux, basculent dans le messianisme. Les autres voient Israël comme la protection ultime en cas de malheur. C’est très différent aux États-Unis, où vit une communauté juive aussi nombreuse que les Juifs israéliens, qui pratique un judaïsme « réformé » très différent et dont les membres n’ont pas besoin d’Israël pour se sentir juifs. Et ils sont massivement démocrates, alors que la société israélienne a été celle au monde qui a le plus plébiscité Trump. Au sein de cette mouvance, majoritaire aux États-Unis, on assiste à un éloignement d’Israël de plus en plus fort. Après le massacre perpétré par le Hamas, 1 000 étudiants et enseignants de Harvard, dont nombre de Juifs, ont signé une pétition favorable au mouvement palestinien, jugeant Israël coupable de l’évolution des choses. En France, ce serait inimaginable.

Les réactions au massacre traduisent-elles des fractures importantes dans la société française ?

Évidemment. Le Crif mobilise pour le soutien inconditionnel à Israël, quoi qu’il fasse en rétorsion à l’acte du Hamas. Les Arabes et les musulmans de France, eux, ne parlent quasiment pas : comment « défendre » les crimes de guerre du Hamas ? L’émotionnel domine encore les débats, c’est compréhensible, mais c’est aussi pousse-au-crime. Il faudrait, comme aux États-Unis, que les édiles juifs et musulmans de France trouvent vite une parole commune pour faire baisser les tensions et museler leurs franges identitaires. Ce n’est pas facile, mais c’est urgent.

Le gouvernement craint que ce conflit ne soit importé sur le territoire français. Cette crainte est-elle légitime ?

Bien sûr. La France est le seul pays au monde qui a une mémoire coupable à la fois envers les Juifs et les Arabes. Les Juifs pour la collaboration de Vichy à leur extermination. Les Arabes pour la colonisation et la guerre d’Algérie. Ces mémoires sont encore loin d’avoir disparu. Le rôle des pouvoirs publics n’est pas d’attiser les divisions et la concurrence des victimes, mais de tout faire pour les résorber.

« La solution n’est pas d’interdire la parole à un camp »

Quand je vois que certains, en France, vantent les succès et la « méthode » israélienne dans la « lutte contre le terrorisme », au vu de ce qui se passe aujourd’hui, de la faillite sécuritaire israélienne, des milliers de morts israéliens, et maintenant des milliers de morts palestiniens, je me dis que cette idéologie de la « guerre au terrorisme » est décidément porteuse des pires drames. Et que nos gouvernants sont loin d’en être conscients.

Que penser de l’interdiction des manifestations propalestiniennes ?

Je crains que ce ne soit une erreur politique gravissime. La solution n’est pas d’interdire la parole à un camp. Il faut au contraire laisser à chacun le droit de manifester, tout en réprimant toute banderole raciste ou antisémite qui apparaîtrait. Mais interdire aux uns ce qu’on permet aux autres est, selon l’adage, « plus qu’un crime, une faute ». 

 

Propos recueillis par JULIEN BISSON

 

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