Jo Goldenberg était un hôte chaleureux, bien plus agréable que la cuisine de son restaurant, aux racines ashkénazes discutables. Le 9 août 1982, cinq personnes font intrusion dans son établissement de la rue des Rosiers et en tuent six. Le soir, François Mitterrand, alors président de la République, est hué lors d’un hommage à la proche synagogue de la rue Pavée. « Mitterrand assassin », crient certains dans la foule.

La France n’était alors pas plus antisémite qu’aujourd’hui et bien malin serait celui capable de dire si elle était propalestinienne ou pro-israélienne. Goldenberg incarnait cette tradition bistrotière d’Europe centrale et tout le monde y allait, François Mitterrand en premier lieu, mais aussi Jacques Dominati, l’un des barons de la droite parisienne, ami tant de Jacques Chirac que de Jean-Marie Le Pen. L’attentat a fini par avoir la peau du restaurant de Goldenberg, vendu, transformé. Jo est mort dans l’amertume.

Même si nul lieu ne le symbolise, hormis la sécheresse des écrans, le débat sur le conflit entre Israël et les Palestiniens continue de diviser la classe politique française, sans être vraiment nouveau. Qui se souvient du débat sur la Palestine en 2012 lors de la primaire socialiste entre Martine Aubry et François Hollande ? La solidarité avec la Palestine et le soutien à Israël avec « des réserves », comme on dit au Parti socialiste (PS), fracture une gauche affaiblie, pesant à peine un tiers de l’électorat français. Mais les fractures sont à géométrie variable, comme les indignations. Ainsi Martine Aubry est maire de la ville de Lille, jumelée à Naplouse, dans les territoires occupés. Elle exprime régulièrement sa solidarité avec la municipalité de cette ville – réputée proche du Hamas. Elle a pourtant manifesté avec le Conseil représentatif des institutions juives de France (Crif) à Lille lundi 9 octobre, faisant savoir que « le Hamas n’était pas les Palestiniens ». Hollande lui, effaré par la violence de Tel-Aviv en août 2014 contre Gaza, avait réclamé la « démilitarisation du territoire » et la « fin du blocus ».

Historiquement, Israël doit aux liens étroits tissés dans ses premières années avec l’armée et la SFIO (Section française de l’Internationale ouvrière, ancêtre du PS) deux maillons essentiels de son existence, le très secret centre nucléaire de Dimona et sa puissante armée de l’air.

Longtemps, l’opinion française ignore tout de la question palestinienne

C’est autour de la SFIO que l’armée française s’est rangée dans le camp des partisans d’Israël. Stéphane Hessel, l’une des figures de la gauche morale et un proche de Pierre Mendès France, se rendit à plusieurs reprises à Gaza pour en dénoncer la situation « insupportable ». Mais il fut aussi quarante ans plus tôt l’un des négociateurs secrets de la vente par la France du réacteur de Dimona. « Cela est présenté comme quelque chose que nous devons faire, nous le devons à Israël, qui est un État qui a été créé par nous, que nous aimons, que nous soutenons, m’expliquait Stéphane Hessel en 2011. Nous devons l’aider parce qu’il est entouré d’un monde arabe dangereux, d’un monde arabe qui nous inquiète. » Dès la fin des années 1950, Shimon Peres, figure de la gauche israélienne, qui est alors un proche collaborateur de Ben Gourion et deviendra plus tard patron du Parti travailliste, Premier ministre puis président de l’État d’Israël, disposait même d’un bureau à l’hôtel de Brienne, siège du ministère de la Défense rue Saint-Dominique. Peres est alors chargé d’acheter des armes françaises, et construit un réseau aussi efficace que muet.

Peres et ses amis français militaires et sociaux-démocrates peuvent agir tranquillement car, longtemps, l’opinion française ignore tout de la question palestinienne. Les partis politiques s’engagent peu jusqu’à l’élection de François Mitterrand en 1981, suivi de son fameux discours de la Knesset en 1982 et de sa main tendue à Yasser Arafat et à l’OLP. Mitterrand, qui s’était rendu à Gaza en 1972, était l’un des rares hommes politiques à connaître ce terrain spécifique, et à en mesurer la potentialité explosive.

Paradoxe ? Malgré la détermination de Mitterrand, et plus tard celle de Chirac, à ne pas laisser tomber les Palestiniens, l’engagement de la classe politique française se fera essentiellement dans le soutien de moins en moins critique de la politique des gouvernements israéliens successifs, marquée par l’extension de la colonisation en Cisjordanie et l’aggravation de l’isolement de Gaza.

Anne Hidalgo aime sans doute sincèrement Israël, et pense surtout que cela peut s’avérer payant électoralement.

Ce changement va s’illustrer par le succès auprès de la classe politique de rassemblements – baptisés « Douze heures pour Israël » – lancés par le Crif dans les années 2000 sous l’impulsion de Meyer Habib, qui est alors son vice-président. François Hollande, Ségolène Royal, Robert Hue (alors dirigeant du PCF), François Bayrou, Nicolas Sarkozy seront les vedettes américaines de ces meetings où l’invité d’honneur est, comme de bien entendu, Netanyahou.

C’est dire si les choses ont bougé car aujourd’hui même la maire de Paris, Anne Hidalgo, se fait siffler lundi 9 octobre au rassemblement du Crif au Trocadéro. La présence d’Olivier Faure à ses côtés a-t-elle été la cause de cette ingratitude ? Paris, officiellement, n’a qu’un amour, Rome, unique ville avec laquelle la capitale française est jumelée. Mais, quand Anne Hidalgo se présente aux municipales en 2013, une étape de campagne l’a conduite à Jérusalem et Tel-Aviv. Patrick Klugman, l’un de ses colistiers, ancien dirigeant de l’Union des étudiants juifs de France (UEJF) et membre du comité directeur du Crif, qualifie ce voyage militant d’« investissement stratégique ».

Anne Hidalgo aime sans doute sincèrement Israël, et pense surtout que cela peut s’avérer payant électoralement. « Elle est assez sioniste, très pro-israélienne », dit en off une de ses adjointes au conseil de Paris. C’est ainsi qu’elle a soutenu avec enthousiasme en 2015 l’opération de marketing politico-touristique Tel-Aviv Plage, ou fait lancer, le 9 octobre dernier, les couleurs du drapeau israélien sur la tour Eiffel. Et qu’elle est la première à pilonner sans relâche Jean-Luc Mélenchon et son refus de qualifier le Hamas de « terroriste ».

Une tragédie planétaire se transforme en querelle de boutique parisienne

À la même manifestation, si Jean-Luc Mélenchon et Marine Le Pen étaient persona non grata, quatre parlementaires du Rassemblement national étaient présents. Multipliant les prises de parole, la dirigeante du Rassemblement national voit dans les Israéliens les missionnaires de « la défense de l’Occident ».

Cherchant à rompre avec l’antisémitisme de son père et du Front national (FN), Marine Le Pen renoue avec une période où une partie de l’extrême droite soutenait Israël, dans les pas de Jacques Soustelle, l’un des dirigeants de l’Organisation armée secrète (OAS) qui fut dans les années 1950 président de l’Alliance France-Israël. Alors compagnon de Marine Le Pen, Louis Aliot s’était, dès 2011, rendu en « mission exploratoire » en Israël et dans des colonies des territoires occupés, y trouvant des « points de convergence » sur « la montée de l’islamisme radical ».

Jean-Luc Mélenchon cherche-t-il pour sa part un nouveau souffle sur ce sujet ? Comme tout le monde, à gauche comme à droite, il réaffirme dans son programme de 2022 la position classique de la France : « la solution à deux États par l’application pleine et entière des résolutions de l’ONU ». Mélenchon s’est toujours exprimé avec colère sur la situation à Gaza, qu’il a l’habitude de qualifier d’« enfer ». Il a d’ailleurs été – comme son rival Fabien Roussel du PCF – l’un des premiers à revendiquer l’utilisation du mot apartheid pour qualifier la situation en Israël et dans les territoires occupés, dans la foulée d’ONG internationales. Depuis, des élus PCF, LFI et écologistes se sont retrouvés dans un projet de résolution du député communiste Jean-Paul Lecocq demandant à l’Assemblée nationale de voir en Israël un régime d’apartheid.

Une tragédie planétaire se transforme en querelle de boutique parisienne, et Mélenchon est davantage ciblé que Netanyahou. On ne peut dès lors que constater avec désolation que la gauche ne sait plus avancer sur le sujet, basculant dans l’aigreur et l’anathème. Marine Le Pen peut ironiser, affichant avec ses partenaires un visage plus européen que ses rivaux de gauche, décidément devenus inaudibles à force de chercher la petite bête plutôt que le grand trou. 

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