« Une thanatocratie qui règne par la mort et par la peur »
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Cinq semaines après la mort de Mahsa Amini, quelle est la situation en Iran ?
Le mouvement continue, sans montrer de signes de lassitude ou de faiblesse face à la répression violente qui s’est abattue sur les jeunes gens qui se sont soulevés. On dénombre aujourd’hui officiellement plus de 215 morts, des centaines de blessés, d’arrestations, de passages à tabac. Malgré tout cela, ces jeunes continuent à se battre, à manifester contre l’hégémonie d’un pouvoir autocratique qui, en plus d’être une théocratie, s’est transformé au fil du temps en ploutocratie d’abord, en kleptocratie ensuite, et, ces dernières années, en thanatocratie : le régime entend régner par la mort et par la peur des mises à mort.
Mais le mouvement actuel connaît trois points de fragilité qui peuvent inquiéter pour son avenir. Le premier, c’est qu’il ne parvient pas à s’étendre massivement à la génération des parents (nés aux alentours de la Révolution islamique de 1979) et à celle des grands-parents (qui ont fait la révolution islamique de 1979). Il y a bien un soutien symbolique, psychologique de leur part, mais, jusqu’ici, concrètement, les quadras et les grands-parents n’ont pas rejoint leurs enfants et leurs petits-enfants dans l’action.
Ensuite, c’est un mouvement sans leadership, né de façon spontanée, au niveau des universités et des lycées, mais qui voit très vite ses têtes arrêtées ou tuées par le régime.
Enfin, pour cette même raison, il est sans organisation et ne peut donc mener une révolte efficace et coordonnée – d’autant que le pouvoir s’est doté de logiciels russes et chinois pour couper Internet ou identifier et arrêter les jeunes qui s’en servent pour communiquer. Dans ce contexte, c’est déjà un prodige que se maintienne une forme de statu quo entre un mouvement qui peine à se diffuser et un pouvoir incapable de le mater.
En quoi ce mouvement se différencie-t-il de ceux qui ont auparavant secoué le pays, notamment en 2009 et 2019 ?
Deux caractéristiques le distinguent des précédents, en Iran, mais aussi dans le reste du monde musulman. Le premier, c’est qu’il a été lancé par les femmes. Non que celles-ci n’aient pas participé aux mouvements sociaux au Moyen-Orient, mais elles n’avaient jamais jusqu’alors figuré à l’avant-garde. Elles suivaient, contribuaient, mais n’étaient jamais à l’origine d’un mouvement de masse ; de ce point de vue, c’est un événement sans équivalent. La seconde singularité, c’est l’extrême jeunesse des participants – au départ, des étudiants, des jeunes de 18 à 25 ans, auxquels se sont très vite joints des lycéennes et des lycéens, âgés de 13 à 18 ans, qui se mobilisent pour la première fois. Dans certaines manifestations, la moyenne d’âge ne dépassait pas quinze ans ! Et c’est un facteur qui explique aussi la résilience du mouvement : le régime est préparé à une révolte d’adultes, moins à la rébellion des très jeunes gens. Ce qui ne l’empêche pas de les tuer : on compte aujourd’hui plus de 28 enfants morts parmi les victimes.
La répression est-elle par conséquent différente ?
Non, la réponse du régime à toute forme de contestation est la même depuis 2016, à savoir le refus de reconnaître leur authenticité, l’absence de réponse à leurs revendications, le refus de toute forme de dialogue et la répression. Le Guide suprême, l’ayatollah Khamenei, a même affirmé que le mouvement actuel était catapulté par les États-Unis et Israël ! En 2009, on a assisté au dernier grand mouvement de protestation, contre l’élection frauduleuse d’Ahmadinejad, qui s’est fait sans violence systématique. Le pouvoir l’a essoufflé progressivement, sans massacre, avec un bilan de 150 morts en plusieurs mois – ce qui est énorme selon les normes occidentales, mais pas selon celles des régimes du Moyen-Orient. Depuis, la vague des printemps arabes a fait peur à l’Iran et le pouvoir a changé de stratégie, en adoptant une réponse à la syrienne et en n’hésitant plus, à partir de 2016, à tuer et à torturer massivement. Le chiffre de 215 morts comptabilisées officiellement, que j’évoquais au début de notre discussion, est vraisemblablement largement sous-évalué, car nombre de familles ne déclarent pas leurs victimes par peur des représailles.
Est-ce un mouvement circonscrit aux grandes villes du pays ?
Non, la protestation est présente également dans des villes de taille moyenne. Même dans une ville religieuse comme Qom, le siège des ayatollahs et donc le symbole même de la théocratie islamique, il y a des manifestations de jeunes ! Mais la capacité répressive du pouvoir est plus forte dans ces villes que dans une agglomération de 10 millions d’habitants comme Téhéran. Alors cela se calme pendant quelques jours, les milices sur place pratiquent l’intimidation, puis cela s’enflamme dans une autre ville, et ainsi de suite. Il y a aussi une dimension ethnique : on assiste par exemple à des protestations particulièrement fortes dans les villes kurdes, au nord-ouest du pays, d’où était originaire Mahsa Amini ; la répression y est d’ailleurs également plus violente, car le pouvoir y craint des groupes séparatistes, alors même que les slogans n’y diffèrent pas de ceux qu’on clame dans le reste de l’Iran.
Contre quoi les manifestantes protestent-elles aujourd’hui ? Le port du voile ?
L’Iran est différent de la France, où le port du voile est considéré par l’opinion publique comme l’expression du fondamentalisme patriarcal. Les manifestants en Iran ne s’insurgent pas contre le port du voile, mais contre le voile imposé, obligatoire. On voit d’ailleurs des femmes voilées dans ces manifestations. En d’autres termes, le mouvement n’est pas antireligieux ou anti-islamique, mais anticlérical : l’on s’oppose à ce clergé autocratique qui entend édicter les lois, et à la théocratie totalitaire. Le mot d’ordre principal de ces manifestantes, c’est le droit à la liberté individuelle, le droit de disposer de son corps et donc de décider pour soi du port du voile.
Plus largement, c’est aussi un combat pour l’égalité, ou plutôt contre l’infériorité de la femme par rapport à l’homme, contre cette idée que la femme n’est que la moitié de l’homme. C’est un combat pour avoir accès aux postes de responsabilité au sein de l’État, pour pouvoir voyager sans l’autorisation de son mari ou de son tuteur – généralement son père –, pour avoir le droit de divorcer sans perdre la garde de ses enfants. Le voile est devenu l’une des manifestations de cet enjeu, mais aussi du souci d’individualité de cette génération, la troisième depuis la révolution de 1979. L’ancienne génération entendait lutter contre l’infériorité de la femme par une forme de sobriété, d’austérité marxisante. La nouvelle n’a pas ce type d’inhibitions et entend s’habiller comme elle le veut. Et ce cri de liberté est insupportable pour le pouvoir.
Ne peut-il pas être tenté de lâcher la bride, de faire des concessions ?
Le régime a en mémoire l’expérience du Shah. Il y a plus de quarante ans, ce dernier a fait des concessions, mais la société ne l’a pas cru et cela a été interprété comme un signe de faiblesse qui a précipité sa chute. Le régime sait qu’il se trouve exactement dans le même cas de figure aujourd’hui : absence totale de confiance sociale à son égard, et suspicion à l’égard de ses engagements qui se traduisent rarement sur le terrain, notamment en matière de corruption. La perspective du dialogue me paraît donc ténue. Le régime pourrait édicter des lois pour dire qu’il ne poursuivra plus les femmes si elles ne portent pas le voile, mais j’en doute, ce serait accepter une forme de défi à son égard. On pourrait simplement voir une sorte de tolérance de facto vis-à-vis des femmes et des filles dites « mal voilées », voire, dans certains cas – mais c’est encore plus improbable –, « non voilées ».
Quel rôle peuvent jouer les difficultés économiques que traverse le pays, qui a connu des sécheresses, des coupures de courant, une forte hausse du prix des céréales notamment ?
Ces difficultés ont causé beaucoup de manifestations depuis 2016, mais les acteurs étaient très différents. C’était surtout la première et la deuxième génération qui étaient dans la rue pour manifester contre les pénuries et la cherté de la vie, dans une société où le tiers de la population, maintenant, vit, selon les normes internationales, en dessous du seuil de pauvreté. Ce pays pétrolier, qui il y a encore vingt ans avait une classe moyenne prospère, va vers un appauvrissement généralisé, à l’exception d’une petite élite, 1 à 2 % la population, qui forme la clientèle du pouvoir et qui s’enrichit de manière éhontée à coup de prébendes et de dessous-de-table. Un certain nombre de gens de l’appareil d’État le dénoncent sur Internet de manière anonyme, donc tout cela est su et connu par la population. Mais pour l’instant, ces générations plus anciennes restent à l’écart du mouvement de protestation, de peur de représailles violentes de la part du régime.
« Le régime ne sera jamais tranquille tant que la situation socio-économique et politique de l’Iran restera ce qu’elle est »
Compte tenu de la situation catastrophique de l’économie, peut-on aller vers une jonction des luttes ? Jusqu’à présent, je ne la vois pas venir malheureusement, ce pour quoi j’éprouve une certaine amertume. Mais les mouvements sociaux peuvent nous réserver des surprises de la onzième heure.
Qu’est-ce qui permet, jusqu’ici, au régime de tenir ?
Le régime, dans sa frange supérieure, est une gérontocratie. La plupart des gens qui sont à la tête des grandes institutions de répression et de décision ont plus de 70 ans et ne comprennent absolument plus cette société civile et cette jeunesse. C’est aussi un régime armé jusqu’aux dents, avec une capacité de répression démesurée, parce qu’il s’agit d’un État pétrolier, où la rente pétrolière nourrit d’ailleurs le clientélisme. Jusqu’à quand ? Certains régimes, comme en Chine, reposent sur une sorte de contrat social où l’absence de liberté est compensée par la prospérité. L’Iran n’est pas dans ce cas de figure ; l’Iran, c’est la pauvreté et la répression, d’où la permanence des mouvements sociaux. C’est aussi un régime qui est en guerre contre le monde entier, pas seulement contre les États-Unis et Israël. Actuellement, il s’est rapproché de la Russie parce que les Russes aussi se sentent rejetés. C’est une dimension importante du mouvement en cours, à savoir la demande de la part de la jeunesse iranienne que le pays entretienne des relations apaisées avec le monde extérieur, et notamment avec l’Occident, qu’elle ne voit pas comme ce Grand Satan inventé par le régime. Par rapport aux autres pays du Moyen-Orient ou même à la Turquie, la société iranienne est celle qui a l’attitude la plus favorable envers l’Occident. Elle souhaite des relations pacifiées, de même qu’elle demande la liberté, la citoyenneté, la justice sociale, mais surtout la fin de l’autocratie religieuse et de l’imposition de normes prétendument sacrées par l’islamisme politique.
Quels sont les éléments qui pourraient rompre le statu quo ?
Dans le cas du mouvement de protestation actuel, il faudrait que la première et la deuxième génération rejoignent les plus jeunes. Si c’est le cas, le pouvoir ne pourra rien faire, s’il y a une masse critique dans la rue et dans les villes, alors les forces de répression ne pourront pas résister, et le régime tombera. Un second élément décisif pourrait être la mort du Guide suprême, qui a 83 ans et est malade. S’il décède, il y aura des problèmes majeurs qui influenceront évidemment la conduite du mouvement et, plus généralement, l’avenir du régime. Le troisième serait un coup d’État des Pasdaran, le corps des Gardiens de la révolution, contre le régime. C’est une véritable mafia, plus puissante encore que l’armée régulière, qui contrôle près de 40 % de l’économie. Mais cela m’étonnerait, car le Guide suprême, jusqu’à présent, domine assez bien la situation et reste perçu comme une sorte de planche de salut par les forces armées et la milice du régime. Sans l’un de ces éléments, la révolte ne pourra hélas pas réussir à faire vaciller le pouvoir. Mais même à supposer que ce mouvement finisse par être jugulé, il y en aura d’autres à l’avenir. Le régime ne sera jamais tranquille tant que la situation socio-économique et politique de l’Iran restera ce qu’elle est.
Propos recueillis par JULIEN BISSON & FLORIAN MATTERN
« Une thanatocratie qui règne par la mort et par la peur »
Farhad Khosrokhavar
Spécialiste de l’Iran contemporain, le sociologue Farhad Khosrokhavar brosse un panorama du mouvement actuel et de ses protagonistes, entre une jeunesse contestataire et une gérontocratie.
[Chasteté]
Robert Solé
On dit aux Iraniennes de rester à la maison et de faire des enfants. Croyez-vous qu’elles écoutent ?
Le cinéma iranien, miroir de la contestation ?
Asal Bagheri
Asal Bagheri, spécialiste du cinéma iranien, montre le regard que cet art et ses représentants portent sur la société, ainsi que sur le régime et sur sa contestation.