Certains la qualifient déjà de Tâhereh des temps modernes – allusion à l’audacieuse poétesse iranienne du XIXe siècle, exécutée après avoir ôté son voile en public. À 22 ans, Mahsa Amini n’avait pourtant rien d’une rebelle ni d’une révolutionnaire.

En ce 13 septembre 2022, une brise de fin d’été souffle sur Téhéran. La jeune femme native de Saqqez, dans la région du Kurdistan, est venue passer quelques jours de vacances en famille dans la capitale. En pleine rue, la police des mœurs l’interpelle, puis l’arrête, pour « foulard mal porté ». Battue violemment pendant sa garde à vue, plongée dans un profond coma, elle meurt trois jours plus tard sur son lit d’hôpital. Le jour de ses obsèques, au cimetière de Saqqez, la colère explose, incontrôlable. Penchées sur son tombeau, modeste monticule de terre ocre au cœur des montagnes kurdes, les femmes arrachent leur voile et, entre deux sanglots, se mettent à chanter : « Femme, vie, liberté ! » En quelques jours, c’est devenu le cri de ralliement de la révolte iranienne. Une révolte inédite, lancée par les femmes, soutenue par les hommes, qui s’étend désormais aux universités, à certains bazars et frappe aux portes de l’industrie pétrolière (secteurs qui avaient fait basculer le règne du Shah).

En regardant défiler sur Twitter les images de la contestation, me revient l’écho familier des soulèvements précédents, vécus de près quand j’habitais à Téhéran. 1999. Ces milliers d’étudiants, poing dressé vers le ciel, défiant les miliciens du pouvoir après la fermeture du journal réformiste Salam. 2009. Ces immenses cortèges d’hommes et de femmes, main dans la main pour contester la réélection frauduleuse du président conservateur Mahmoud Ahmadinejad, poulain d’alors du Guide suprême, Ali Khamenei. Plus récemment, de 2017 à 2019, les provinces s’étaient à leur tour soulevées pour protester, cette fois, contre la cherté de la vie. Mais ce qui se joue depuis un mois dans les rues de Téhéran, de Mashhad, Shiraz, Tabriz ou encore Bandar Abbas est un séisme d’une autre amplitude. Du nord au sud, des grandes villes aux bourgades reculées, des Kurdes aux Baloutches, tout un peuple se soulève à l’unisson contre un système politico-religieux vieux de 43 ans, en faisant vaciller l’un de ses plus sacro-saints piliers : le voile obligatoire.

Tout un peuple se soulève à l’unisson contre un système politico-religieux vieux de 43 ans

Les nombreuses vidéos qui circulent sur les réseaux sociaux, malgré le blocage d’Internet, disent tout de cette colère au féminin. Partout, des Iraniennes tombent le foulard, traversant la rue tête nue en le faisant virevolter dans les airs. Partout, les plus effrontées le brûlent ou se coupent les cheveux en public aux cris de « Mort au dictateur ! » Partout, les hommes applaudissent, les encouragent à renfort de klaxons lorsqu’ils sont au volant, ou foncent à leur secours pour molester les miliciens qui osent les harceler. Il en faut du courage pour afficher une telle fronde, un tel désir de liberté. À ce jour, au moins 250 manifestants ont péri sous les coups de la répression – dont une vingtaine de mineurs. Comme la jeune Nika Shakarami, 16 ans, tuée après avoir mis le feu à son « hidjab » en plein centre-ville de Téhéran. Loin d’étouffer la contestation, la mort de cette adolescente fan de musique pop-rock et pleine de vie n’a fait que l’amplifier. Des hordes de lycéennes, mais aussi d’écolières, ont aussitôt repris son flambeau en piétinant, cheveux découverts, le portrait de l’ayatollah Khomeiny, père fondateur de la République islamique. Sur d’autres séquences relayées sur la Toile, on les voit chasser de leur classe des fonctionnaires de l’État qui tentent de les « raisonner ». « Chère Nika, le chemin (que tu as tracé) se poursuit », peut-on lire sur le cliché d’une banderole à son effigie, pendue à un pont de la ville sainte de Qom, cœur théologique du chiisme iranien !

« Notre combat est un combat pour le droit des femmes à se réapproprier leur vie », insiste une connaissance de Téhéran, dans une enfilade de textos reçus en pleine nuit (meilleur moment pour retrouver un peu de connexion). En 1979, elle enseignait à l’université quand le voile fut imposé. « L’ironie, dit-elle, c’est que certaines de mes copines laïques de gauche avaient choisi de le porter pendant la révolution. Elles disaient que c’était leur “étendard” contre l’occidentalisation à outrance menée par le Shah. » Elles ont vite déchanté. Quand les mollahs accaparent le pouvoir, une fois le monarque parti, le nouveau statut de la femme tombe comme un couperet. Au regard de la loi islamique, elle ne vaut plus que la moitié d’un homme : en matière d’héritage, de témoignage dans un tribunal, de compensation financière en cas d’homicide… Finie la danse. Fini le chant. Finis les cheveux dans le vent. Imposé à toutes les femmes, y compris les étrangères, le voile devient leur nouvelle prison. « 1979 fut l’année zéro de notre nouvelle révolte au féminin », poursuit l’amie téhéranaise.

Quand les mollahs accaparent le pouvoir, une fois le monarque parti, le nouveau statut de la femme tombe comme un couperet. Au regard de la loi islamique, elle ne vaut plus que la moitié d’un homme

Dès lors, son quotidien se mue en bataille permanente contre les patrouilles des gardiennes de la morale islamique, contre les remarques déplacées dans la rue, contre les pancartes rappelant aux « chères sœurs » de faire preuve de « pudeur » et de « modestie », alors qu’une autre guerre, contre l’envahisseur irakien, prend le pays de cours au même moment. Aubaine idéologique pour Khomeiny : en s’empressant d’affirmer que le voile représente le « sang des martyrs » du conflit (1980-1988), il fait de l’uniforme en vigueur une arme à la fois religieuse et patriotique, pour discréditer quiconque tenterait de s’y opposer. La propagande est tristement ancrée dans l’ADN du système. Ces jours-ci, Ali Khamenei, qui a succédé à l’ayatollah Khomeiny à sa mort en 1989, se réfugie dans la même rhétorique mensongère lorsqu’il accuse les « mal-voilées » d’insulter l’islam et de « brûler le Coran ». Faux, répondent les Iraniennes. Leur lutte, insistent-elles n’est ni contre la religion ni contre le voile, mais contre l’obligation de le porter. « Nous demandons simplement à disposer nous-mêmes de notre corps, à être reconnue comme une partie à part entière de l’avenir de notre pays. C’est tout ! » me confie via WhatsApp l’une d’elles, voilée par choix, mais solidaire des manifestations en cours.

En l’écoutant, je repense à ce poème de Simin Behbahani, décédée en 2014 à 87 ans : « Je te reconstruirai, ma patrie / Même avec l’argile de ma propre âme / Je te bâtirai des colonnes / Même avec mes propres ossements / Grâce à ta jeune génération, nous nous amuserons à nouveau… » Si elle était encore en vie, l’écrivaine et militante chevronnée (y compris à l’époque du Shah) serait fière de voir bourgeonner cette jeunesse intrépide sur le terreau du long combat pour l’égalité entre les sexes. Je la revois, cheveux blonds peroxydés sous son foulard, rédigeant ses poèmes érotico-politiques le matin, fonçant à une réunion de réflexion sur l’égalité entre les sexes l’après-midi, pour ensuite planifier un sit-in en fin de journée. C’était la fin des années 1990 et un discret vent de changement soufflait sur Téhéran. Plébiscité par les femmes et les jeunes, un religieux réformiste, Mohammad Khatami venait d’être élu à la présidence, qu’il occupa de 1997 à 2005. Avec sa fougue habituelle, Simin avait saisi la brèche ouverte par cet ancien ministre de la Culture pour lancer, avec quelques comparses, la revue Le Deuxième Sexe – clin d’œil à Simone de Beauvoir. D’autres magazines rencontrèrent un vif succès à la même époque : Zan (« femme »), Zanan (« Les Femmes »), Payam-e Hâjar, aux couleurs des différentes mouvances féministes (laïques, islamistes modernes, islamistes conservatrices) qui traversaient la société iranienne. En vente libre dans les kiosques à journaux, ils brisaient tous les tabous de l’époque en ouvrant leurs pages, interviews de théologiens et d’avocates (telle Shirin Ebadi, Prix Nobel de la Paix en 2003) à l’appui, à des articles sur le travail des femmes, le divorce, la garde des enfants, et même le port du foulard. Bien plus discret qu’aujourd’hui, le sujet du voile commençait à se glisser timidement dans les débats, y compris au Parlement, où des députées réformistes eurent l’audace de troquer leur long tchador noir (alors encore en vigueur dans certains secteurs de la fonction publique) contre un simple foulard-cagoule. C’est dire si les Iraniennes reviennent de loin. 

Une question – ou plutôt un paradoxe – me taraude : en imposant le voile, le pouvoir théologique n’a-t-il pas, à son insu, lui-même contribué à l’émancipation des femmes ? « Mon voile m’a sauvé la vie ! ironise Fatemeh, une amie iranienne. Si j’étais née sous le Shah, mon père, conservateur, ne m’aurait pas laissée étudier. Avec le port obligatoire du foulard, il était rassuré. Il se disait : au moins, ça la protège du regard des hommes et elle n’aura pas de mauvaises fréquentations. » Autrefois réticentes à envoyer leurs filles sur les bancs des universités, de nombreuses familles, comme celle de Fatemeh, encouragèrent leur progéniture à étudier. Autre ironie de l’histoire, la guerre Iran-Irak a, elle aussi, favorisé cette émancipation. Contraintes de travailler pour nourrir leur famille, et en l’absence des maris partis au front, beaucoup d’Iraniennes gagnèrent en indépendance et poussèrent, par la suite, leurs propres filles à faire de hautes études. Les chiffres sont éloquents : plus de la moitié des étudiants sont aujourd’hui des étudiantes, même si ce pourcentage n’a pas de traduction directe sur le marché du travail.

Fatemeh réalise à quel point l’université l’a transformée. Quand, en 2005, la parenthèse réformiste se referme avec la victoire à l’élection présidentielle du conservateur Mahmoud Ahmadinejad, elle noie son chagrin dans l’action citoyenne en s’engageant dans un collectif de jeunes militantes œuvrant pour la suppression des lois discriminatoires envers la gent féminine. L’initiative baptisée « Un million de signatures pour la parité hommes-femmes » consiste alors à en récolter un maximum à travers le pays afin de déposer leur projet au Parlement. Une mini-révolution silencieuse à laquelle j’eus le privilège d’assister : il fallait voir avec quelle pugnacité cette armée de petites fourmis arpentaient les villes et les villages en faisant du porte-à-porte quartier après quartier, ruelle après ruelle. Au-delà des noms récoltés au bas de la pétition, leur campagne permit à des milliers de femmes de sortir de leur isolement en prenant conscience de leurs droits. « À titre d’exemple, une femme a le droit de poser certaines conditions dans son contrat de mariage, notamment la possibilité de voyager sans son mari. Seulement, de nombreuses Iraniennes l’ignorent », rappelle Fatemeh. À force de pression et d’intimidation orchestrées par les services de renseignement, la campagne finit par s’essouffler au bout de 500 000 signatures. Plusieurs militantes furent arrêtées. Certaines choisirent l’exil. Mais d’autres pétitions du même genre prirent la relève : contre la lapidation, contre l’interdiction faite aux femmes d’assister aux matchs de foot…

Tout, à commencer par la taille d’un foulard, la façon dont il tombe sur les épaules, la longueur d’un manteau, la couleur d’un rouge à lèvres, est prétexte à défier le pouvoir

La créativité des Iraniennes force le respect. Tout, à commencer par la taille d’un foulard, la façon dont il tombe sur les épaules, la longueur d’un manteau, la couleur d’un rouge à lèvres, est prétexte à défier le pouvoir. Tout, même l’humour. « Pourquoi Ahmadinejad porte-t-il la raie au milieu ? Pour séparer les poux femelles des poux mâles », moquait l’une des nombreuses blagues circulant sur ce président, lors des manifestations de 2009, déclenchées par sa réélection contestée. Les années suivantes, les coups de ciseaux de la censure reprirent de plus belle. Au lieu de faire taire les insoumises, ils ont poussé une nouvelle génération de romancières, de cinéastes et de photographes à faire de leur condition de femme le sujet central de leur réflexion. Un engagement en pointillé comme celui de Newsha Tavakolian et sa mémorable exposition Listen, présentée en 2010 dans une galerie de Téhéran. Ce jour-là, la capitale, encore sonnée par la répression des manifestations, comptait ses morts et ses blessés (dont le nombre exact demeure inconnu) tandis que sur les murs de cet espace privé, la photographe iranienne présentait ses portraits silencieux de femmes chanteuses, interdites de scène depuis la révolution de 1979. « Pour moi, la voix d’une femme représente un pouvoir. Si vous la muselez, la société entière se trouve déséquilibrée et tout est déformé », me confiait-elle à l’époque.

Une décennie plus tard, nous voici face à cette voix, ou plutôt ces millions de voix qui, en scandant a cappella le nom de Mahsa, de Nika et de toutes les autres victimes, cherchent à redonner forme à la société dont parlait Newsha. Ces dix dernières années, en marge des déchirements politiques entre réformateurs et conservateurs, d’autres appels ont de nouveau tenté de se faire entendre. Celui de Vida Movahed, arrêtée en 2018 en plein centre-ville de Téhéran pour avoir pendu son foulard blanc au bout d’un bâton et dont la fronde inspira le mouvement des « Filles de l’avenue de la Révolution ». Celui de Sahar Khodayari, qui s’est immolée par le feu en 2019, après avoir été inculpée pour avoir cherché à assister à un match de football déguisée en homme… Il aura finalement fallu la mort d’une jeune touriste iranienne d’origine kurde pour que la somme de tous ces petits actes individuels de défiance étouffés se mue en un chant collectif de colère et d’espoir. « Mahsa a été l’étincelle. Elle a réveillé le volcan qui sommeillait en nous toutes », me dit Fatemeh.

Un volcan explosif : au-delà du voile, au-delà de la brutalité policière, ce sont désormais toutes les revendications, ignorées par le régime, qui explosent en plein jour. « Ma génération a cru au changement de l’intérieur. Elle a cru aux réformes. Hassan Rohani [dernier président réformiste] n’a rien fait. À présent, Ebrahim Raïssi [son successeur conservateur, élu en 2021] nous empêche de respirer. Le retour de la police des mœurs, c’est lui. La violence d’État, c’est lui. L’absence de perspective économique, c’est lui. Ou plutôt, c’est le Guide suprême, puisqu’il a le dernier mot. La mascarade est terminée. Aujourd’hui, nous voulons faire tomber le système dans son ensemble », enrage-t-elle au bout du fil. Au mot « révolution », qui pourtant la démange, elle préfère prudemment celui de « réveil » national, qui ne disparaîtra pas, assure-t-elle, « même avec la pire des répressions ». Dans la nuit du 19 octobre, elle a suivi avec émoi le retour d’Elnaz Rekabi, 33 ans, à Téhéran. La jeune sportive iranienne avait audacieusement tombé le foulard obligatoire pour participer aux championnats d’Asie d’escalade à Séoul. À son retour de Corée du Sud, des centaines d’Iraniens et d’Iraniennes l’attendaient de pied ferme à l’aéroport, à la fois solidaires et soucieux qu’elle ne « disparaisse », comme c’est souvent le cas pour les dissidents. En dépit de ses aveux forcés – son geste n’était pas « intentionnel », a-t-elle affirmé sur son compte Instagram –, Elnaz Rekabi réapparaissait le lendemain, casquette vissée sur la tête, surmontée de la capuche de son blouson, sur une photo prise aux côtés du ministre des Sports. Une petite victoire aux yeux de Fatemeh : « Comme si, sous la pression de toute une population, un nouveau monde s’était déjà imposé. » 

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