Le mouvement de protestation des jeunes iraniens, déclenché le 16 septembre dernier en raison de la mort « suspecte » de Mahsa Jina Amini, a poussé dans la rue des milliers de jeunes femmes, puis de jeunes hommes, scandant : « Femme, vie, liberté ! » Un slogan qui, alors que d’autres fractions du corps social continuent de rejoindre le mouvement, en a appelé d’autres plus radicaux : « Mort à la République islamique ! » et « Mahsa est notre mot de passe pour la révolution ! »

Bien évidemment, les aspirations de la nouvelle jeunesse iranienne – qui a clairement conscience de son appartenance à la cohorte générationnelle des années 2000 et 2010 – n’ont pas été formulées à cette occasion. Elles s’inscrivent dans un contexte social dont la mutation s’est accélérée depuis les journées révolutionnaires de 1978-1979. Afin d’appréhender le surgissement de cette nouvelle jeunesse – celle que j’appelle la génération Z, âgée de 12 à 22 ans, qui, comme ses cogénérations du monde entier, se distingue par sa maîtrise des médias numériques, par son omniprésence sur les réseaux sociaux et par son usage frénétique de l’espace virtuel –, il faut examiner les changements sociaux survenus, en particulier au sein de la famille, au cours de ces quatre dernières décennies.

 

La généalogie de la nouvelle jeunesse iranienne

Dès son instauration en 1979, la République islamique d’Iran a commencé à pénétrer tous les domaines sociaux, publics et privés, et à régir l’univers du corps, notamment celui des femmes. Mais la participation très active des jeunes femmes (nées entre 1955 et 1965) aux journées révolutionnaires de 1978-1979 – leur première réelle action collective de contestation politique – ne pouvait que les inciter à prendre confiance en elles et en leur capacité à peser sur leur destin. La lutte qu’elles engagent alors contre les politiques qui les discriminent se déroule dans l’espace privé, jusque dans l’intimité de leur corps. C’est en effet par la maîtrise de leur fécondité qu’elles ont commencé à résister aux injonctions religieuses et au modèle familial traditionnel. En l’espace de vingt-deux ans, la fécondité a baissé de 70 %, passant de 6,4 enfants en moyenne par femme en 1986 à 1,9 en 2008 pour se situer aujourd’hui autour de 1,6, ce qui en fait l’une des transitions les plus rapides de l’histoire. Ce recul impressionnant de la fécondité, qui signale aussi un changement dans les structures patriarcales de la société iranienne, a entraîné une forte réduction de la taille des familles, lesquelles, à leur tour, ont connu une modification des relations affectives entre conjoints aussi bien qu’entre parents et enfants. Ainsi, vers la fin des années 1980 et le début de la décennie 1990, la famille nucléaire (un couple et ses enfants célibataires) avec un ou deux enfants devient le modèle dominant. Les relations parents-enfants s’y construisent non plus sur l’obéissance aveugle préconisée par les règles patriarcales, mais sur le dialogue et le respect mutuel.

En l’espace de vingt-deux ans, la fécondité a baissé de 70 %

Ce nouveau contexte a transformé la représentation sociale de la jeunesse en lui conférant le statut de groupe social à part entière. Ces jeunes, à l’instar de ceux vivant dans le monde occidental, ont cherché à donner un cadre à leur nouveau statut, mais se sont heurtés à l’ordre moral imposé par la République islamique qui a réduit considérablement les libertés individuelles en imposant des règles strictes : port obligatoire du voile islamique, port de vêtements « décents » pour les hommes, interdiction de fréquenter une personne du sexe opposé sans lien légitime, non-mixité des clubs, censure des livres, des films, contrôle des espaces de loisirs, etc. Alors qu’ils jouissaient enfin de conditions familiales propices pour se réaliser en tant qu’individus, ces jeunes n’étaient nullement disposés à s’incliner devant les principes de l’État théocratique et ont contesté en transgressant opiniâtrement ces interdits, notamment dans les grandes villes. La principale revendication de cette jeunesse enthousiasmée par la démocratie occidentale était l’instauration d’un État de droit en Iran. Vivant un nouveau rapport avec les membres de la famille, que je qualifie de démocratique, cette génération a opté pour une contestation dans un cadre légal. Lors de la présidentielle de 1997, en votant massivement – l’âge minimum légal est alors de 16 ans – pour Mohammad Khatami, celui qui se voulait « réformiste » et proposait l’ouverture de l’espace public et politique, cette jeunesse a montré la direction qu’elle souhaitait donner à la République islamique. Très vite désabusée et trahie par les « réformistes », elle a payé au prix fort son choix électoral, qui n’était pas celui du Guide suprême.

Néanmoins, elle s’est de nouveau laissé convaincre par les « réformistes » en participant massivement à l’élection présidentielle de juin 2009. La fraude électorale et la réélection de Mahmoud Ahmadinejad l’ont même conduite à envahir les rues de Téhéran et d’autres grandes villes, en scandant : « Où est mon vote ? », déclenchant ainsi la vague de protestation la plus importante depuis l’instauration de la République islamique – le « Mouvement vert » – qui, violemment réprimée, a abouti à un processus de radicalisation du régime politique iranien.

 

Un élan révolutionnaire qui marquera l’histoire

Il faut garder à l’esprit cette toile de fond pour bien comprendre le soulèvement de la nouvelle génération de jeunes en Iran. Les 12-24 ans constituent aujourd’hui 19 % de la population du pays, une classe d’âge moins nombreuse que la précédente, compte tenu de la transition démographique rapide du pays.  Dans un contexte où l’espace public et politique est verrouillé, où diverses politiques d’endoctrinement sont mises en œuvre et où les modalités du port du voile islamique se durcissent, la nouvelle jeunesse est au comble de la frustration et de l’indignation, d’autant qu’elle a été témoin de l’humiliation de ses parents et grands-parents qui n’ont cessé de manifester contre la détérioration de leur niveau de vie sans autres réponses que la répression violente et l’emprisonnement. À ses yeux, avec l’assassinat de Mahsa Jina Amini, un meurtre d’État, le régime théocratique a clairement franchi la limite du supportable. Contrairement aux générations de leurs aînés qui avaient choisi le cadre légal pour protester, la nouvelle jeunesse a opté pour une opposition frontale, refusant d’entrer dans le jeu politique truqué de la République islamique. De jeunes femmes, en ôtant leur voile et en le brûlant sous les applaudissements de jeunes hommes, affirmaient leur résolution commune de défier l’État théocratique. Leur courage et leur détermination ont secoué les anciens, qui ont aussitôt rejoint le mouvement. Le soulèvement de cette nouvelle jeunesse a même réussi à transformer la lutte pour la survie de leurs parents en une lutte pour la vie et l’espoir.

Contrairement aux générations de leurs aînés qui avaient choisi le cadre légal pour protester, la nouvelle jeunesse a opté pour une opposition frontale

Ce qui a étonné et continue d’étonner l’opinion publique internationale, c’est la modernité et l’ouverture d’esprit de ces jeunes manifestants. Outre l’utilisation des médias numériques pour tenir informée l’opinion publique mondiale, le choix de faire de « Femme, vie, liberté ! » le slogan principal de leur protestation est d’une intelligence et d’une perspicacité inouïes. Ce slogan, qui n’est à l’origine porteur d’aucune idéologie, est un appel à l’unité sans distinction de genre, de génération, de langue, de religion, de classe sociale ou d’appartenance ethnique. Il renvoie à la vie et à l’espoir, des notions fédératrices autour desquelles tout le monde peut se réunir, en Iran comme ailleurs. Je peux même dire que la nouvelle jeunesse iranienne est désormais maîtresse d’un mouvement révolutionnaire au premier rang duquel se trouvent les femmes. Un mouvement révolutionnaire d’un type nouveau qui répond au contexte social et culturel du XXIe siècle et marquera l’histoire. 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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