De Tunis à Téhéran
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Le 30 septembre dernier, à Tunis, la chanteuse Emel Mathlouthi, autrice d’un « hymne » de la révolution tunisienne, faisait entonner sa chanson Holm (« rêve ») au public en hommage aux femmes en lutte dans les rues iraniennes. La communion ressentie dans la salle, les larmes partagées disaient sans nul besoin d’explication le sentiment de proximité qui s’exprime aujourd’hui envers celles et ceux qui mettent en risque leur vie au nom de la liberté, de la justice et de la dignité.
Cette circulation d’émotions, immédiate, suffit-elle à caractériser le mouvement actuel comme une révolution prenant sa place dans les processus en cours dans le monde arabe depuis le tournant des années 2010 ? Cette question est évidemment complexe. Sans revenir ici sur les querelles de définition de ce qu’est une révolution, il peut être utile de tenter d’identifier les points de comparaison possibles entre le mouvement en cours (sur lequel peu d’informations filtrent, il faut le rappeler) et ceux qui ont secoué la Tunisie, l’Égypte, le Yémen, Bahreïn ou la Syrie en 2011, l’Algérie, le Liban ou l’Irak en 2019, pour ne citer que ces épisodes très visibles.
Ces révolutions qui s’incarnent dans des corps particulièrement affectés par l’ordre en place
D’abord, l’affirmation du caractère révolutionnaire par les actrices elles-mêmes. Comme au Liban ou en Irak en 2019, les révolutionnaires se proclament. Ils et elles refusent qu’on les « réduise » à un mouvement social ou à une protestation routinière. Pour ce faire, ils et elles sortent dans la rue sans revendication, avec des demandes maximalistes qui n’appellent pas de négociation. On entend dans les rues de Téhéran : « Ce ne sont pas des manifestations, c’est une révolution » ou alors « À bas la dictature », slogans qui font écho au fameux « Le peuple veut la chute du régime » ou au « Dégage » (et à ses différentes variations régionales).
D’emblée, l’étincelle ou l’élément déclencheur (aujourd’hui en Iran, la mort de Mahsa Amini ; en 2010, l’auto-immolation du vendeur ambulant tunisien Mohamed Bouazizi et le meurtre par les policiers égyptiens de Khaled Saïd) est submergée par ce qui est tapi à l’arrière-plan : la vague de colère révèle ce qui n’est plus vivable. C’est aussi ce qui se passe avec des éléments déclencheurs apparemment moins dramatiques comme la hausse de la taxe sur les appels WhatsApp au Liban ou la candidature de Bouteflika à un cinquième mandat présidentiel en Algérie. Dans ces moments se cristallisent des émotions qui permettent de franchir des seuils. Il y a alors dépassement de la peur, mais aussi convergence de combats issus de différentes classes sociales. Ce qui se passe ici comme là, c’est la mise en commun, toujours hétérogène et incontrôlée, de protestations situées.
La dimension féministe et féminine des révoltes s’est affirmée ailleurs également depuis 2011
L’âpreté d’une vie en équilibre, constamment sous la menace de l’oppression, de l’humiliation et de la mort, se lit dans l’incarnation par les femmes de ce mouvement révolutionnaire. On pourrait y voir la principale originalité du mouvement iranien – la première révolution féministe. Ce n’est qu’en partie vrai tant la dimension féministe et féminine des révoltes s’est affirmée ailleurs également depuis 2011, trouvant une expression paradigmatique dans les soulèvements irakien et libanais de 2019 où la thawra (la « révolution », en arabe) s’affirme femme. Cette dimension n’est pas accidentelle ou anecdotique, elle dit la radicalité de ces révolutions qui s’incarnent dans des corps particulièrement affectés par l’ordre en place : ceux des femmes et ceux des jeunes hommes, sujets plus classiques des révoltes, mais aussi ceux des minorisés (ici, les Kurdes, ailleurs les sunnites ou les Rifains…) ou des dépossédés des deux sexes.
C’est là peut-être ce qui réunit ces différents mouvements, qui éclatent dans des aires géographiques parfois très éloignées. Alors que, depuis 2010, les crises sociales et la présence de la guerre sont venues durcir encore les conditions de vie des femmes et des hommes de la région, ils et elles inventent et adaptent des stratégies pour réclamer et obtenir des vies dignes, contournant les pièges de la répression, de la propagande tout en risquant leur vie elle-même pour pouvoir la vivre pleinement.
« Une thanatocratie qui règne par la mort et par la peur »
Farhad Khosrokhavar
Spécialiste de l’Iran contemporain, le sociologue Farhad Khosrokhavar brosse un panorama du mouvement actuel et de ses protagonistes, entre une jeunesse contestataire et une gérontocratie.
[Chasteté]
Robert Solé
On dit aux Iraniennes de rester à la maison et de faire des enfants. Croyez-vous qu’elles écoutent ?
Le cinéma iranien, miroir de la contestation ?
Asal Bagheri
Asal Bagheri, spécialiste du cinéma iranien, montre le regard que cet art et ses représentants portent sur la société, ainsi que sur le régime et sur sa contestation.