La ministre de la Culture Françoise Nyssen a révélé la semaine dernière les premières pistes du futur projet de loi contre les fake news, qui pourrait concerner les propos tenus par le personnel politique en campagne électorale dès lors qu’ils seraient de nature à troubler la transparence du scrutin. Tirant les conclusions du Brexit et de la campagne présidentielle américaine qui ont vu la diffusion de fausses nouvelles se massifier, le gouvernement souhaite empêcher ce qu’il considère comme une déstabilisation de la démocratie sur fond de propagation rapide, via les réseaux sociaux, des « faits alternatifs » et des théories du complot. Louable dessein d’éduquer l’opinion, dont Platon nous rappelait déjà qu’elle est, en démocratie, partielle, partiale, changeante… Mais, au-delà des bonnes intentions, une telle tentative de régulation des fake news pose problème. Il faudrait en effet déjà s’entendre sur ce qui constitue une fausse nouvelle, et surtout s’accorder sur le statut de la vérité et du mensonge en politique. 

Dans Le Système totalitaire, Hannah Arendt rappelle que « le mensonge a toujours été considéré comme un moyen parfaitement justifié dans les affaires politiques », qu’il est même une partie intégrante de la politique. Que ce soit dans la lutte concurrentielle pour l’obtention du pouvoir ou son exercice, l’homme ou la femme politique doit savoir manier la ruse, se faire « renard », et plus encore, nous dit Machiavel, déguiser cette nature de renard, simuler et dissimuler. D’abord parce que la politique est séduction, et qu’on ne saurait séduire avec la seule vérité. Mais aussi parce que l’exercice du pouvoir implique parfois de cacher certains faits ou actions, d’en exagérer d’autres, voire de mentir au nom du bien commun. Paradoxe que cette vie politique où chaque candidat revendique de « dire la vérité aux Français » sans jamais pouvoir le faire réellement, sous peine d’être empêché par ces mêmes électeurs qui, eux, revendiquent le désir de connaître ladite vérité. La possibilité d’être élu, puis de se maintenir au pouvoir dépend de promesses faites à l’électorat, parfois en sachant qu’elles seront impossibles à tenir, mais également d’une présentation déformée de la réalité, sans parler de l’impératif de disqualification des adversaires dans une course démocratique sans merci. Il faut se représenter les politiques comme des acteurs sous contrainte, usant du mensonge parce que la sincérité semble coûter plus cher qu’elle ne rapporte, les citoyens n’étant de leur côté pas prêts à entendre la vérité – ce qui ne les empêche pas de considérer le mensonge des politiques comme un signe de la trahison des élites.

Il faut également rappeler que la demande de transparence et de vérité en politique est récente dans nos démocraties. Sous la IIIe République, les journaux à la solde de partis ou d’hommes politiques diffusaient allègrement fausses nouvelles et inventions mensongères pour servir les uns et détruire la réputation des autres. Le XXe siècle a été celui de la propagande au service d’idéologies diverses, à tel point que l’inventeur des relations publiques, le génial Edward Bernays, pouvait écrire en 1928 que « la manipulation consciente, intelligente, des opinions et des habitudes organisées des masses joue un rôle important dans une société démocratique ». Longtemps, on a considéré que ce qui distinguait la démocratie du totalitarisme était le refus d’imposer un régime de vérité dans le système politique.

Alors en quoi le phénomène des fake news est-il inédit et dérangeant ? D’abord, il dit beaucoup de l’évolution des relations entre le monde politique et la presse : une méfiance croissante entre deux univers professionnels mal aimés qui se rejettent la responsabilité de la crise démocratique en cours. En France ou aux États-Unis, la tentation est grande pour les décideurs politiques de contrôler les journalistes et de judiciariser le rapport à l’information au nom de la protection de l’opinion publique, quitte à restreindre la liberté d’informer et, de ce fait, le contre-pouvoir médiatique.

Au-delà de ce désir de soumettre la presse, l’enjeu contemporain des fake news tient à l’effacement des frontières entre le paraître et le faire en politique, entre le dire et l’action. Immergé dans la société du spectacle dont l’impact est démultiplié par les nouvelles technologies, le personnel politique est soumis à la tentation de s’abstraire de l’éthique de la responsabilité chère à Max Weber, dont « l’enjeu est de répondre des conséquences prévisibles de nos actes ». L’important n’est dès lors pas tant la propagation de fausses nouvelles ou de faits alternatifs que la distanciation croissante du monde politique d’avec la réalité sociale, laquelle aboutit à la création d’un monde magique. Auparavant, ce monde était réservé aux systèmes totalitaires. Aujourd’hui, sa contagion aux régimes démocratiques pose plus que jamais la question des résultats de l’action de gouverner, qui sont les seuls garants de sa légitimité et l’unique vérité qui compte en politique. 

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