« l’Éducation nationale doit s’emparer de cette question dès le primaire »
Faut-il légiférer, éduquer, réguler les réseaux ? Alors qu’Emmanuel Macron a affirmé sa volonté que la loi s’attaque aux problèmes des fake news, nous avons interrogé un avocat et un expert en sciences de la communication sur leur vision du problème. Selon ces experts, cet enjeu dépasse de loin le seul ordre juridique.Temps de lecture : 5 minutes
Existe-t-il une vraie différence entre ce qu’on appelait autrefois la manipulation et les fake news ?
Lorsqu’un mot ou une expression devient clé, c’est la preuve qu’une société éprouve le besoin de nommer un phénomène nouveau ou a minima un peu différent ! C’est une intuition de la société que j’approuve entièrement. D’abord, les fake news n’existent qu’en raison de l’émergence d’un nouvel écosystème de l’information – ce que j’appelle l’écosystème socionumérique. Il s’agit d’un univers parallèle ou alternatif aux médias traditionnels qui diffuse à la fois de l’information classique et de l’info issue d’un système de recommandation : des nouvelles poussées par Facebook, recommandées par des amis, etc. Tout cela produit une information extrêmement diffuse, morcelée.
Ce nouveau contexte a créé les conditions permettant à des manipulateurs de glisser leur venin dans les réseaux. La grande nouveauté, c’est qu’ils trouvent des crédules pour devenir les vecteurs de l’erreur. Des idiots utiles qui deviennent le relais des fake news, surfant sur un système de confiance entre pairs.
Jusqu’à quel point cette situation est-elle dangereuse ?
On est en train de saper la démocratie à sa base avec les outils de la démocratie. C’est au nom de la libre expression, au nom de la libre diffusion des idées, de la création d’un espace alternatif aux médias traditionnels, au nom du doute censé être cartésien que cela se passe. Ajoutez-y une couche d’influences étrangères et vous avez libre accès aux fake news, aux théories du complot, à tous les bobards possibles et imaginables… C’est une situation très grave. Cela alimente un relativisme pernicieux. Sans compter qu’en parallèle s’est mis en place le « troll » : la fabrication d’infos destinées à pourrir la réputation de tel ou tel expert sous le couvert de faux comptes et de l’anonymat. Des organismes, des usines à trolls russes ou des groupes d’individus qui chassent en meute mettent en œuvre des stratégies d’intimidation sur Internet. À tout moment, vous pouvez être victime d’attaques ciblées, anonymes, entièrement fabriquées. Le seul but est de vous faire taire. On vous désigne comme complice de Daech ou on prétend que vous fraudez le fisc, peu importe. En quelques jours, vous recevez des milliers de messages qui vous condamnent au silence.
Les fake news contre Alain Juppé et Emmanuel Macron ont-elles pesé sur l’issue de la dernière campagne présidentielle ?
Je pense que non. Les plus virulentes (le faux compte aux Bahamas, par exemple) sont arrivées entre les deux tours et le vote était déjà largement cristallisé. Les rapports de force entre les électorats étaient tels qu’il n’y avait pas de place pour Marine Le Pen, d’autant plus qu’elle s’est elle-même tuée durant le débat. Cela n’a donc pas inversé le cours des choses, mais cela a provoqué en revanche des blessures.
Pour Alain Juppé, la campagne sur le thème « Ali Juppé », qui avait commencé dès les municipales, n’est pas la cause essentielle de sa chute. Il est descendu dans les intentions de vote quand les sarkozystes l’ont attaqué en dénonçant son alliance avec le « traître Bayrou ».
Peut-on parier sur l’éducation pour lutter contre les fake news ou faut-il légiférer ?
Parier sur l’éducation, bien sûr ! Il faut que l’Éducation nationale s’empare de cette question dès l’école primaire et crée, par exemple, la semaine des réseaux sociaux à l’école. Il faut le faire très vite. Il faut faire douter les marchands de doute. Il faut que le doute soit dans les deux camps.
Le juge pourrait-il intervenir efficacement ?
Je comprends parfaitement l’ambition intellectuelle du président Macron quand il propose une nouvelle loi. Je comprends aussi qu’il cherche à rompre avec le sentiment d’impunité des fabricants de fake news. Que l’État réarme son bras, cela ne me choque pas. Mais il y a un énorme « mais ». Je pense que c’est une fausse bonne idée. Sur quel fondement le juge deviendrait-il, en la matière, celui qui démêle le vrai du faux ? Je ne crois pas au référé, procédure d’urgence où tout se joue en quelques heures. Il faut du temps pour réunir les éléments susceptibles de démonter une fake news. De mon point de vue, établir la matérialité des faits relève des journalistes, des universitaires, des scientifiques.
À mon sens, la question n’est pas d’ordre juridique. L’enjeu, c’est le rapport de force politique entre l’Union européenne et les réseaux sociaux. Tout se joue au niveau des diffuseurs, et principalement de Facebook, qui se dédouanent en permanence en expliquant qu’ils ne sont pas éditeurs. Oui, mais ce sont bien eux qui diffusent les fake news.
Propos recueillis par LAURENT GREILSAMER
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