« Le principal trait de mon caractère ?
Je ne sais pas.
Ma qualité favorite ?
Je ne sais pas.
Mon principal défaut ?
Je ne sais pas.
Mon occupation préférée ?
Le travail.
Mon rêve de bonheur ?
Ne rien faire.
Quel serait mon plus grand malheur ?
Être dans le doute. »

Ainsi Émile Zola répond-il au questionnaire des « Confidences de salon » de La Revue illustrée. De sa vie intime, cet homme secret a laissé peu de témoignages : pas de journal, pas de mémoires. Sa correspondance n’était pas destinée à être publiée. Le docteur Toulouse, qui se livrera à une enquête médico-psychologique, confirme sa tendance morbide au doute. Absence de certitudes et conflit entre des forces opposées suscitent une angoisse qui le torture par moments mais génère aussi sa contrepartie et son remède : le travail. Ce labeur de forçat qui le cloue à son bureau tous les jours est résumé dans la devise balzacienne inscrite au-dessus de la cheminée monumentale de son cabinet de travail à Médan : Nulla dies sine linea – « Pas un jour sans une ligne ». Le travail est son principe de vie, il lui a permis de s’extirper de la misère puis de conquérir, roman après roman, la célébrité et la richesse. À ses côtés, une femme : Alexandrine. Elle l’aime passionnément et acceptera tout de lui, non sans résistance, pour cette unique raison : elle croit en lui. Cette confiance est un trésor inestimable.

De l’allure, grande, belle fille et forte en gueule. Alexandrine a 25 ans et cache un lourd secret

La jeunesse d’Alexandrine Meley semble tirée d’un roman de Zola : naissance illégitime, mère enlevée par le choléra quand elle a 10 ans, enfance misérable dans le quartier des Halles à Paris. Une fille du peuple, ouvrière comme sa mère dans un atelier de fleuristes, ces jeunes filles qui de leurs doigts agiles fabriquent les fleurs en tissu qui ornent les chapeaux et les toilettes des dames – relisez L’Assommoir et les débuts de Nana chez sa tante, Mme Lerat – puis lingère. Quand elle rencontre Émile Zola, cette Mimi Pinson pose aussi pour les jeunes peintres, les Monet, Bazille, Cézanne. Elle se fait appeler Gabrielle, elle habite les Batignolles et le quartier de la place Clichy. De l’allure, grande, brune, belle fille et forte en gueule. Elle a 25 ans et cache un lourd secret.

Quelques années auparavant, elle a mis au monde un enfant, une petite fille et, comme des milliers de jeunes femmes pauvres, elle a dû la confier aux Enfants trouvés, autant dire l’abandonner. Le registre de réception de l’administration précise que Caroline Gabrielle Meley (le prénom de sa mère et celui qu’Alexandrine adopte) est en bonne santé et a pu être envoyée en nourrice à la campagne à l’âge de 5 jours. Le règlement est formel. Sa mère ne la reverra pas et ne pourra jamais savoir ce qu’elle est devenue. Ainsi, Alexandrine ignore que la petite Caroline est morte à 3 semaines, le 23 mars 1859, le jour même de ses propres 20 ans. Même Zola n’aurait pas osé l’écrire ! Dans Le Rêve – le seul de ses romans à mettre entre les mains d’une jeune fille, selon son auteur –, ce thème de l’abandon aux Enfants trouvés revient avec une étonnante précision. « Une femme qui n’a pas d’enfant n’est pas heureuse… Aimer n’est rien, il faut que l’amour soit béni », fait dire Zola au personnage d’Hubertine, dans ce roman publié en 1888. Alexandrine n’aura plus jamais d’enfant. Elle détruit toutes les traces de sa vie avant sa rencontre avec Émile Zola.

Mais n’anticipons pas. Car cette rencontre marque le début d’années laborieuses, certes bousculées un temps par la guerre de 1870 et la Commune, mais heureuses et extraordinairement fécondes. Ils habitent les Batignolles dans une « petite maison de travail et d’espoir », avec Émilie, la mère d’Émile. Cette cohabitation forcée entre les deux femmes finira par poser problème. Une mère, une compagne et lui : retenons le schéma triangulaire. Table ouverte le jeudi soir pour les amis. Alexandrine, fine cuisinière, sait faire plaisir à son compagnon. Mais surtout elle va l’épauler dans la construction de son œuvre, à la place que lui assigne la société de l’époque.

Ils se marient en 1870, ce qui lui donne enfin une légitimité. L’auteur de Thérèse Raquin, vilipendé de toute part, régularise une union libre encore mal vue, même dans le milieu « artiste » qu’ils fréquentent. Le roman L’Œuvre, publié en 1886, traite, entre autres, de cette question à travers le couple Sandoz. Zola fait de Pierre Sandoz, son double et son porte-parole (Freud avait vu dans les deux dernières lettres une anagramme de son nom) : « Sandoz expliqua ses idées sur le mariage qu’il considérait bourgeoisement comme la condition même du bon travail, de la besogne réglée et solide, pour les grands producteurs modernes. » Le mariage est un attelage, une association et surtout, dans le cas de Zola, une formidable machine à produire. À lui, le travail de création ; à elle, la responsabilité du foyer. Elle sera « la gardienne et la dévouée ». Ce compagnonnage va permettre l’écriture des vingt romans des Rougon-Macquart en vingt-deux ans. Des milliers de pages parmi les plus fortes de notre littérature, sans compter le théâtre, les articles, les contes, les nouvelles.

La publication de L’Assommoir, en 1877, marque un tournant dans leur vie. Le succès phénoménal du roman les met pour la première fois à l’abri du besoin. Les Zola déménagent de l’autre côté de la place de Clichy, rue de Boulogne (aujourd’hui rue Ballu). Ils resteront cinq ans dans cet appartement, avant d’occuper au premier étage un logement plus vaste. Le quartier Saint-Georges prolonge celui de la Nouvelle Athènes, en vogue à l’époque romantique. Un an plus tard, Émile Zola, grâce aux revenus de L’Assommoir, se met en quête d’une maison à la campagne. Sa mère est ravie, la Parisienne Alexandrine beaucoup moins. Sur les conseils du peintre Guillemet, il explore la région de Triel. Le couple découvre à proximité le village de Médan. La première maison, toute petite, les charme. Elle n’est pas à louer. Qu’à cela ne tienne, ils l’achèteront. Zola s’en excuse presque auprès de Flaubert, le Maître : « J’ai acheté une maison, une cabane à lapins, entre Poissy et Triel, dans un trou charmant, au bord de la Seine ; neuf mille francs, je vous dis le prix pour que vous n’ayez pas trop de respect. La littérature a payé ce modeste asile champêtre, qui a le mérite d’être loin de toute station et de ne pas compter un seul bourgeois dans son voisinage. »

Contre toute attente, Médan devient le fief d’Alexandrine qui veille sur les travaux. Car, au fil des années et des parutions, la maison va s’agrandir : une tour élevée grâce à Nana (100 000 exemplaires), dans laquelle Zola installe son gigantesque cabinet de travail ; puis une deuxième construite grâce à Germinal, qui voit l’installation d’un salon de billard doté de vitraux signés Babonneau, figurant l’arbre de vie du Paradou de La Faute de l’abbé Mouret. Des armoiries, un plafond orné de fleurs de lys, des initiales gravées dans la pierre : comme dans la salle à manger ou les (faux) carreaux de Delft de la cuisine, l’influence de la maison de Hugo à Guernesey, archétype de la demeure d’écrivain popularisée par la photographie, se fait sentir. Au-dessus, une grande lingerie pour madame, avec sa table de coupe fabriquée sur place, ses hautes fenêtres pour la lumière, ses placards et ses tiroirs en sapin de Norvège. Car du linge, il en faut dans cette maison qui va accueillir et régaler tous les amis. Un pavillon est même construit spécialement pour l’éditeur, Georges Charpentier, et son épouse Marguerite. On achète des terrains et une île, le Platais, sur la Seine qui coule en contrebas. La décoration reflète l’esthétique de Zola, faite de surabondance et de symboles. Il laisse parler ses rêves et sa « tendance au poème », selon la belle formule de Maupassant. On meuble la demeure d’un bric-à-brac de brocante qui fait ricaner Goncourt mais ravit les Zola. « Je satisfais furieusement ma passion de bibeloteur », confie le romancier à un journaliste. Et à un autre : « Seul avec ma femme, je n’ai point les préoccupations du père de famille qui s’applique à arrondir le patrimoine de ses enfants. […] Je gagne beaucoup, je dépense beaucoup et j’ignore ce qu’on appelle le placement de son argent. » Cet argent, selon Le Roman expérimental, « a émancipé l’écrivain » et « créé les lettres modernes ».

L’homme de la Vérité se révèle incapable de la faire triompher dans l’intimité

De maison de campagne, Médan devient peu à peu résidence principale. Elle joue un rôle fondamental dans l’organisation et l’élaboration de son travail. Zola est un bâtisseur. La gestion de l’espace et la construction de l’œuvre vont de pair. Ses carnets nous permettent d’en suivre les phases. À Paris, durant une quinzaine de semaines, le travail de recherche, l’enquête, la documentation. Puis, à Médan, l’ébauche de l’intrigue, souvent sous la forme d’un monologue à la première personne, les fiches détaillées sur les personnages, deux plans (un simple canevas puis un plan plus précis) et enfin la rédaction du chapitre. Toutes les phases de création proprement dite exigent le calme de la campagne, que protège Alexandrine.

Émile Zola donne forme à l’informe, sa méthode canalise son inspiration comme jadis son père l’eau du canal d’Aix-en-Provence. Son rythme de vie très structuré repose sur une spatialisation qui ne laisse rien au hasard. Paris-Médan, Médan-Paris. La gare Saint-Lazare en constitue le pivot, symbole du mouvement et de la modernité. Comme Caillebote ou Monet, il estime qu’elle doit être une source de l’inspiration pour les artistes. Au pied de la maison rugit le Paris-Le Havre, le train de La Bête humaine. « Je voudrais que mon œuvre elle-même fût comme le parcours d’un train considérable… » écrit-il à Paul Alexis, à propos de son livre. Année après année, les romans filent suivant un plan fixé à l’avance, celui de l’Histoire naturelle et sociale d’une famille sous le Second Empire.

Mais vient un moment où cette implacable mécanique épuise le corps et l’esprit. Le doute, toujours prêt à surgir, s’installe. Il note : « Moi, le travail, la littérature qui a mangé ma vie, et le bouleversement, la crise, le besoin d’être aimé. » C’est le début de ce qu’il appellera en 1889 « la crise de la cinquantaine ». Il a beaucoup grossi. Il fait un régime, retrouve sa silhouette de jeune homme et sa ressemblance avec le portrait de Manet. Comme Pierre et Henriette Sandoz, ne peut-on imaginer que les époux Zola « se donn[ai]ent moins d’amour que d’apaisement » ? Il confie à Goncourt : « Ma femme n’est pas là… Je ne vois pas passer une jeune fille […] sans me dire : ça ne vaut-il pas mieux qu’un livre ? » Banalité des fantasmes masculins… Mais ceux-là vont prendre corps. Au sens propre.

Au printemps 1888, Alexandrine a engagé une jeune fille pour remplir la double tâche de femme de chambre et de lingère. Entretenir les draps, les services de table, les torchons, dans cette maison où l’on reçoit beaucoup est devenu une tâche trop lourde pour l’ancienne lingère, qui elle aussi approche de la cinquantaine. Jeanne Rozerot a 21 ans, elle est née à Rouvres-sous-Meilly, en Bourgogne. Deuxième fille d’un meunier, elle a perdu sa mère à 2 ans et subi comme Alexandrine la tutelle d’une marâtre. Elle apprend la couture chez les sœurs puis est recueillie par une tante boulangère à Courbevoie, avant de devenir lingère. Les points communs avec la jeunesse d’Alexandrine sont frappants. Celle-ci se retrouve-t-elle dans la grande fille brune entrée à son service ? Mais Jeanne est sage, élevée en province, d’un caractère plutôt réservé et docile. Elle a tout pour plaire à Mme Zola, qui apprécie aussi sa discrétion et ses qualités de brodeuse. Elle tient même à l’emmener en vacances à Royan. Erreur fatale. Cette perle lui demande son congé au retour. Tombé amoureux, Émile Zola l’a installée dans un appartement au 66 rue Saint-Lazare, à quelques rues du domicile conjugal. L’année suivante, les Zola emménagent 21 bis rue de Bruxelles, meublé selon la même esthétique que Médan, avec sa gigantesque table de travail, ses tentures et ses bibelots. Toujours à proximité de la gare Saint-Lazare, en vertu d’une organisation sans faille. On met en garde Alexandrine, qui ne voit rien.

Émile revit. L’homme de la Vérité, celui qui va se battre, se sacrifier pour la faire triompher lors de l’affaire Dreyfus, s’en révèle incapable dans l’intimité. Il mène une double vie, oscillant comme un pendule entre deux femmes, reconstituant le triangle de sa jeunesse. Deux enfants naissent coup sur coup, Denise et Jacques. Zola se débat dans des situations vaudevillesques. Pendant les séjours à Médan, il installe Jeanne et les enfants à Cheverchemont, d’où, dit-on, il les observe à la jumelle. Jusqu’au jour où, trois ans plus tard, à l’automne 1891, une lettre anonyme révèle la vérité et l’adresse de sa rivale à Alexandrine. Elle fonce chez Jeanne, brise un secrétaire et s’empare des lettres de son mari. « J’ai tout fait pour empêcher qu’on allât chez toi. Je suis bien malheureux. Ne désespère pas », écrit Zola à Jeanne, comme si c’était lui qui était à plaindre. Drame bourgeois ? Trahison ? Double culpabilité ? Les scènes se succèdent et quand Alexandrine lit Le Docteur Pascal, dernier roman de la série des Rougon-Macquart, véritable hymne d’amour à Jeanne, maladroitement dédié « À la mémoire de MA MÈRE et à MA CHÈRE FEMME », elle veut divorcer.

Il faut croire que Zola était un habile négociateur, ou que le temps adoucit les choses. Peu à peu, chacune des deux femmes aura sa place dans une vie qui s’organise autour de l’écriture, avec Alexandrine rue de Bruxelles et à Médan et, à l’heure du thé, avec Jeanne et les enfants, rue Taitbout, où ils habitent désormais. L’été, Émile loue pour eux une maison à Verneuil et les rejoint l’après-midi. Le doute ne le torture pas moins : « Ce partage, cette vie double que je suis obligé de vivre, finissent par me désespérer. » Jeanne restera semi-clandestine, assignée à résidence, elle sera la femme de l’ombre, tandis qu’Alexandrine demeure Mme Zola, l’épouse officielle.

Un nouvel équilibre se crée, malgré tout, solide sur ses bases de triangle. Alexandrine en tire une indépendance inattendue, elle voyage seule en Italie, s’y fait des relations. Elle lit beaucoup, apprend l’italien. Pendant ses absences, Zola ne change rien à son organisation, ne vit pas avec Jeanne qui doit être bien solitaire. Il écrit de longues lettres à son épouse. Petit à petit, celle-ci demande des nouvelles des enfants, leur rapporte des cadeaux, puis un jour va les promener avec son mari. Ils l’appellent « Bonne Amie ».

Quand il prend la décision d’intervenir dans l’affaire Dreyfus, il lui demande de revenir d’Italie et d’être à ses côtés : « Je suis en train d’écrire la plus belle page de ma vie. » Elle entre dans le combat avec lui, laisse Jeanne et les enfants le rejoindre en premier en Angleterre où il s’est exilé (ce sera la seule période où il vivra avec eux), le remplaçant dans les réunions et auprès des avocats, l’informant minutieusement des rebondissements de l’Affaire, mais aussi de la vie quotidienne à Médan avec ses chiens. Elle sera encore à son côté lors de la nuit tragique du 29 septembre 1902, sauvée de l’asphyxie in extremis.

C’est elle qui prendra en charge Jeanne et les enfants, continuant à leur verser la pension décidée par son mari. Elle veille sur leur éducation, leur santé. Avec Jeanne, elles sont ses deux veuves. Et une photographie les montre côte à côte, en grand deuil, lors du pèlerinage de Médan en l’honneur de Zola, qui a lieu chaque année – et encore aujourd’hui – le premier dimanche d’octobre. Alexandrine lance la procédure au Conseil d’État pour donner le nom d’Émile-Zola à Denise et Jacques. « Vous êtes mes enfants adorés », écrit-elle à la fille de son mari. Lors du transfert des cendres au Panthéon, elle exigera la présence à ses côtés de Jeanne Rozerot et des enfants. En 1908, il faut une singulière liberté d’esprit.

Alexandrine a quitté l’hôtel particulier de la rue de Bruxelles pour un appartement au 62 rue de Rome, dans lequel elle a reconstitué le cabinet de travail de Zola. Un an plus tôt, elle avait fait don de la maison de Médan à l’Assistance publique, à la condition qu’elle soit consacrée à des enfants. Elle mourra en 1925, onze ans après Jeanne, décédée des suites d’une opération, instituant pour légataires universels Denise Le Blond-Zola et Jacques Émile-Zola pour moitié, et pour moitié l’Assistance publique. La boucle est bouclée. 

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