La nouvelle fait l’effet d’une bombe. Le 29 septembre 1902, Émile Zola est mort. Dans les journaux, à grands coups d’éditions spéciales, les tribuns se dressent les uns contre les autres. Pour les tenants de l’antisémitisme et de la France aux Français, c’est une bénédiction. Le « fils d’immigrés », « l’empereur des pourceaux », le « vendu aux Juifs » n’écrira plus une ligne. Pour les rares amis qui ont toujours soutenu le courage de l’écrivain, c’est la consternation.

Pour la police ? C’est un simple accident domestique.

Cinquante années durant, les biographes de Zola se sont contentés de cette version de l’affaire, ô combien commode ! L’écrivain est mort dans son sommeil, au 21 de la rue de Bruxelles, à cause d’une cheminée bouchée. Et pourquoi mettre cette thèse en doute puisque la police de l’époque, appuyée par des scientifiques reconnus sur la place, en est arrivée à cette conclusion ? De façon fortuite et malencontreuse, un bouchon de suie s’est détaché dans le conduit d’évacuation de la cheminée et a obstrué celle-ci.

Fermez le ban.

 

Pourtant, si l’on se penche un tant soit peu sur l’affaire, bien des zones demeurent dans l’ombre et les questions se pressent.

Pourquoi la police, emmenée par le commissaire Cornette, a-t-elle conclu, en seulement trois jours d’enquête, à un accident ? Pourquoi la plainte contre X a-t-elle été retirée dès le quatrième jour, sans déclencher de réaction notable, ni chez l’épouse légitime de l’écrivain, ni chez son avocat, ni chez ses amis les plus proches ? Pourquoi, à l’examen du bouchon de suie – qui présentait pourtant de façon tout à fait anormale, en son centre, un trou de sept centimètres de large –, les scientifiques chargés de l’expertise ont-ils conclu à un accident ? Pourquoi les enquêteurs n’ont-ils pas interrogé les maçons qui, durant cette période, travaillaient sur le toit de l’hôtel particulier appartenant aux époux Zola ? Pourquoi, lors des précédents attentats perpétrés contre l’écrivain, que ce soit avec des bombes artisanales ou par, déjà, l’obstruction de cheminées, la préfecture n’a-t-elle pas jugé bon de déclencher une enquête ?

 

Zola est-il mort assassiné ?

Le premier à oser s’engager sur ce sentier se nomme Jean Bedel. Il est journaliste pour Libération – l’ancêtre de l’actuel journal du même nom, créé par Astier de la Vigerie en 1941, proche de la mouvance communiste, et qui cessera de paraître en 1964. En 1953, Bedel recueille les confidences de Pierre Hacquin, pharmacien à la retraite et ancien militant d’extrême droite. Celui-ci, juste avant de mourir, lui affirme que Zola a été exécuté. Il lui fournit même un nom, le nom de l’assassin : Henri Buronfosse. Le journaliste mène l’enquête. L’information semble solide. Henri Buronfosse était un enragé de la Ligue des patriotes, un bas du front toujours prêt à en découdre, un admirateur inconditionnel des bouchers de la Villette – ces hommes de la profession qui, durant l’affaire Dreyfus, servaient de troupes de choc dans les combats de rue contre les tenants de l’innocence du capitaine, et dont on dit qu’ils chargeaient la police en hurlant « Mort aux vaches ». Buronfosse, qui s’enorgueillissait d’avoir racheté en sous-main le poteau d’exécution de Mata-Hari – poteau sur lequel il punaisait des portraits de Juifs pour les cribler de balles –, était fumiste. Boucher une cheminée était donc, pour lui, un jeu d’enfant. Soit. Buronfosse aurait assassiné Zola. Véritable désir de tuer ou plaisanterie avinée qui aurait mal tourné, les deux hypothèses se tiennent.

En revanche, l’on peut se demander pourquoi l’enquête de Jean Bedel n’a jamais été poussée plus loin. Toute l’existence de Buronfosse prouve à elle seule qu’il n’avait pas les épaules suffisantes pour planifier un assassinat de cette envergure et faire passer celui-ci pour un simple accident. Pour ce, il aurait fallu que le fumiste se renseigne avec précision sur les allées et venues des époux Zola, entre leur hôtel de la rue de Bruxelles et leur maison de Médan. Il lui aurait aussi fallu savoir, dans la forêt de cheminées de l’immeuble, laquelle débouchait directement dans la chambre. À cette fin, il aurait dû s’assurer d’une complicité au sein même des gens de maison qui étaient employés par le couple. Idem, concernant la remise en état de la cheminée, dès le lendemain matin. Sans la collaboration des maçons, la chose aurait été impossible à réaliser.

 

Par qui Zola aurait-il été assassiné ?

Par Henri Buronfosse, qui n’aura été que la main armée de ce crime.

Par l’idéologie des petits chefs de l’extrême droite antisémite qui sévissait alors : les Drumont, les Barrès, les Lemaître, les Déroulède, les Galli, les Maurras et autres polémistes.

Par les plumitifs de la presse ultranationaliste et par une majorité des artistes de l’époque, de Léon Daudet – le fils d’Alphonse, qui, lui-même, a d’ailleurs payé la première édition de La France juive, brûlot antisémite signé par Édouard Drumont – à l’ineffable Gyp, sans oublier les François Coppée, les Frédéric Mistral, les Caran d’Ache, les José-Maria de Heredia, les Jules Vernes, les Pierre Louÿs, les Degas ou les Renoir qui, tous, ont craché leur haine des Juifs, dans une époque où cela n’était pas considéré comme un crime.

Par la police qui n’a pas fait d’enquête sérieuse, qui n’a même jamais émis l’idée que ce décès pouvait être le fruit d’un assassinat – obéissant par son laxisme et son désintérêt évidents au préfet Louis Lépine.

Par le gouvernement français d’alors, celui d’Émile Loubet et de son ministre de l’Intérieur, Émile Combes, qui ont voulu expédier à la façon d’une simple affaire courante la disparition de l’écrivain français alors le plus lu et le plus vendu au monde.

Derrière le lamentable Henri Buronfosse, les coupables sont donc légion. D’avoir agi ou de ne pas avoir agi. D’avoir participé ou d’avoir laissé faire. D’avoir soufflé sur les braises nauséabondes de l’antisémitisme et de l’affaire Dreyfus. Finalement, l’omerta aura triomphé. La loi du silence se sera abattue avec fracas.

 

Le pire, dans l’assassinat de l’écrivain Zola, c’est peut-être que tout le monde, ou presque, semble coupable – y compris du côté de ceux qui ont toujours témoigné à l’auteur de Germinal amour, admiration et amitié. Alexandrine, son épouse, qui n’a rien fait pour aiguillonner la justice et s’assurer qu’une enquête digne de ce nom soit diligentée. Idem pour Jeanne, qui était sa maîtresse et la mère de ses deux enfants. Son avocat et ami, Fernand Labori, son confident et secrétaire Henry Céard, son éditeur historique Georges Charpentier, le journaliste Paul Brulat, l’Aixois Paul Alexis, le romancier Marcel Prévost qui a poussé l’écrivain à s’investir dans l’affaire Dreyfus, l’avocat Louis Leblois, et tant d’autres : tous se sont contentés de la version officielle.

Zola mort par accident, cela arrangeait tout le monde. Zola assassiné, Zola martyr, et ça aurait été une nouvelle déflagration qui aurait secoué la France et qui, tout porte à le croire, aurait précipité la fin de la IIIe République.

 

Dans une lettre de 1871 à l’occasion de la parution de La Curée, Émile Zola écrivait : « Une société n’est forte que lorsqu’elle met la vérité sous la grande lumière du soleil. » Le 29 septembre 1902, comme durant les décennies qui vont se succéder, la France semblera donc s’être égarée dans l’ombre et les ténèbres des petits arrangements, conclus au nom de la paix politique et sociale. 

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