Ce lundi 18 juillet 1898, gare du Nord à Paris, un voyageur vêtu d’un costume gris clair, coiffé d’un chapeau melon blanc, prend place à bord du Calais express de 21 heures. Nous l’observons à son insu. Seul dans ce compartiment de première classe, le quinquagénaire barbu, hébété, regarde défiler les plaines picardes. Posé sur ses genoux, le journal du soir roulé dissimule une chemise de nuit. Plus tard, embarqué sur le navire qui vogue vers Douvres, le passager mystérieux frissonne dans le vent nocturne : il n’a rien sur lui, ni manteau ni vêtement de rechange. La nuit s’installe, et il ne dort toujours pas.

Au petit matin, à Victoria Station à Londres, tombe un léger crachin. Le fugitif aux traits tirés, aux habits fripés, hèle un fiacre. Grosvenor Hotel ! Un accent français à couper au couteau. Le cocher lui précise en anglais qu’il irait plus vite à pied : c’est à deux pas, mais le voyageur entêté, qui ne maîtrise pas la langue de Shakespeare, insiste. Cent mètres plus loin, il est déposé devant l’hôtel par le cocher goguenard.

Sur le registre, il signe : « M. Pascal ». Nous le suivons chez un tailleur de Park Lane. Impossible pour lui de se faire comprendre par les vendeurs : exaspéré, il mime avec force geste un pantalon, une chemise, des chaussettes. Pour calmer ses nerfs, « M. Pascal » fait ensuite un tour à pied, trouve Buckingham Palace lugubre ; Londres, laide et tentaculaire.

Onze mois qu’il dépérit là, séquestré, livré à lui-même

Notre touriste inconnu ne fait pas long feu dans la capitale. Des alliés viennent le chercher ; c’est dangereux de s’attarder là, paraît-il. Nous les escortons discrètement tandis qu’ils franchissent la banlieue sud. Notre étranger à bésicles ne se prive pas de dire à quel point il trouve les lieux hideux, sans oublier l’affligeante monotonie de ces petites maisons toutes semblables.

Le voilà camouflé dans un nouvel hôtel du Surrey sous le nom, cette fois, de « Beauchamp ». Pas longtemps. Début août, nous assistons à des retrouvailles extraordinaires. Elles se déroulent dans une maison que ses protecteurs ont dénichée pour lui en rase campagne. Nous découvrons une grande jeune femme brune (qui ne porte pas d’alliance) et deux enfants (une fille et un garçon), portraits crachés de notre clandestin. Pendant six semaines d’un été caniculaire, ils goûtent à un bonheur fou : vivre ensemble, sous le même toit. Pour la première fois.

Notre exilé s’est mis à écrire. Cinq pages par jour. Et lorsque sa petite famille repart à Paris début octobre, il continue. Il est logé à présent en banlieue sud, à Upper Norwood, au Queen’s Hotel, en tant que « M. Richard ».

La nourriture anglaise est à ses yeux infecte – légumes bouillis à l’eau, viande mal cuite, pain à la consistance d’éponge, immondes tartes aux pommes –, et nous remarquons qu’il s’en plaint continuellement dans ses lettres. Il peste aussi contre les fenêtres à guillotine, qui laissent filtrer les courants d’air, et le manque de volets.

Juste avant Noël, une dame replète de son âge vient passer un mois. Nous en déduisons qu’il s’agit de son épouse. Cela lui remonte (un peu) le moral. Mais la dame a la santé fragile : elle prend froid, attrape une bronchite et repart.

Notre expatrié semble si seul. Il ne prononce pas plus de trois mots par jour. Cloîtré, il reçoit peu de visites. Il se lève à 8 heures, se couche à 22. Chaque matin, il écrit religieusement. Il lit La Chartreuse de Parme qu’on lui a apporté. Muni d’un dictionnaire, il tente de déchiffrer la presse anglaise. On lui trouve un vélo, et il fait le tour du quartier tous les après-midi, muni d’un appareil photo qu’il manie avec expertise.

À l’heure du thé arrivent courriers et journaux en provenance de France. En cas de tempête, les bateaux restent à quais et les missives sont retardées, ce qui le désespère. Nous le regardons se jeter sur ces enveloppes qui viennent de Paris. La nouvelle de la mort de son petit chien l’affecte : il semble inconsolable.

Le temps s’écoule avec lenteur. Notre confiné, qui fête ses 59 ans le 2 avril 1899, maudit ces mornes dimanches anglais où il ne se passe rien ; l’abominable météo, la pluie, le vent, la boue. Seuls le château de Windsor et ses arbres magnifiques trouvent grâce à ses yeux, mais il apprécie aussi la sveltesse des Anglaises juchées sur leur bicyclette. Avec impatience, il guette l’arrivée du printemps.

Jour après jour, nous le voyons osciller entre espoir et abattement. Onze mois tout de même qu’il dépérit là, séquestré, livré à lui-même. Tout ça, paraît-il, pour avoir défendu l’honneur d’un homme.

Le dimanche 4 juin 1899, ses alliés organisent enfin son retour à Paris. Tous pensent, à tort, que c’est fini. Que les ennemis se tiendront enfin tranquilles. Qu’il ne risque plus rien. Qu’il est tiré d’affaire.

Mais notre cœur se serre tandis qu’il fait ses adieux du train qui s’éloigne de Victoria Station. Car nous sommes les seuls à savoir qu’il ne reste plus que trois ans de vie à Émile Zola. 

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