L’histoire personnelle d’Émile est celle d’un fils d’Italien, venu au monde à Paris au moment où l’Italie n’est encore qu’une expression géographique. Il est né en germinal 1840, le 2 avril, au 10 de la rue Saint-Joseph, ex-rue du Temps perdu. Cet endroit se trouve à quelques dizaines de mètres de l’immeuble de la rue Montmartre où Zola entrera le 12 janvier 1898 pour remettre à Georges Clemenceau, rédacteur en chef de L’Aurore, le texte de son « J’accuse… ! ». S’il faisait cet itinéraire cent vingt ans après sa mort, Émile croiserait, sous son immeuble natal, deux boutiques de massages chinois et, au rez-de-chaussée de la vieille Aurore, un supermarché alimentaire. Mais il trouverait encore, à l’angle des rues Montmartre et du Croissant, le bistrot cher à l’ami Jean Jaurès, auquel il écrit en 1901 : « Rien ne pouvait me toucher plus profondément que cet appui fraternel que vous avez ainsi donné à mon œuvre. »

Francesco Zola, mari d’Émilie et père d’Émile, s’établit rue Saint-Joseph, peu avant de trouver en Provence l’emploi de sa vie. Le dernier. Cet ingénieur italien est chargé de la réalisation du barrage et du canal qui garantiront l’eau potable à la ville d’Aix. Francesco est né à Venise à l’aube de la campagne d’Italie de Bonaparte (1896-1897), et il est adolescent quand il entre dans les forces du vice-roi d’Italie, Eugène de Beauharnais. À la Restauration, il vit sur sa terre de Vénétie où il se spécialise en travaux publics. Il travaille en Autriche, en Angleterre et en Hollande avant de s’établir enfin en France. Il épouse Émilie Aubert, originaire de Dourdan. Leur enfant Émile sera naturalisé français à l’âge de 22 ans seulement.

La mort de Francesco en 1847 laisse sa famille dans la détresse. Émile entre au collège d’Aix et il racontera plus tard les émotions de cette période estudiantine : « Le collège de la ville d’Aix est un bon collège de province. Je me souviens de mes compagnons. Pour la plupart, ils étaient fils d’avocats, d’avoués, de notaires. Ceux-là devaient hériter des études et des cabinets de leurs pères, et ils suivaient une voie toute tracée. Après le collège, l’École de droit et après l’École de droit une situation réglée à l’avance, qui les attendait. Aussi les plus grands se montraient-ils fort paresseux. La vie leur semblait toute mâchée, ils se demandaient à quoi bon de se casser le cerveau, puisque leur sort était fixé. »

Émile, lui, doit se casser le cerveau pour trouver son chemin. Cela rime avec édition. Il collabore à plusieurs feuilles. Et sa signature s’imposera avec le succès de ses romans. En 1880, il parie sur Le Figaro et fait parvenir chaque semaine une longue chronique au 26 de la rue Drouot, à la rédaction de ce quotidien, qui prend l’habitude d’« ouvrir » avec lui les premières pages du lundi. L’expérience dure un an, de septembre 1880 à septembre 1881. L’écrivain réagit tout de suite à la perplexité de ses amis progressistes, pour qui un bon intellectuel doit s’exprimer par le biais de supports cohérents avec sa pensée. Le 27 septembre 1880, Zola répond aux critiques : « Donc, les républicains, mes frères, ne sont pas contents. Ils se fâchent très fort contre mon entrée au Figaro et m’accusent de trahison. C’est un flot d’injures et de calomnies, en mauvais style, ce qui aggrave le cas. Je suis bien aise que le grand public qui me lit désormais juge enfin de quel côté sont la bonhomie et la politesse. Ainsi, me voilà parjure et renégat. J’ai trahi la République. Un seul mot. Laquelle ? »

Titré « Les trente-six républiques », l’article montre que les contradictions sont en réalité du côté des donneurs de leçon. Zola se sent dans le collimateur. Le 18 juillet 1881, toujours à la une du Figaro, il publie l’article « Pro domo mea », qui commence par ces mots : « On m’accuse de parler trop souvent de moi. Mais, en vérité, ma position est terrible. Attaqué de toutes parts, et presque toujours d’une façon odieuse, je n’ai naturellement que deux partis à prendre : ne pas répondre, ce que je fais neuf fois sur dix, et passer alors pour un homme écrasé sous des réquisitoires triomphants ; ou répondre, et alors être convaincu d’avoir encombré la presse de ma personnalité vaniteuse. »

« La presse reste toute- puissante »

L’expérience au Figaro est une bataille. Le 22 septembre 1881, Zola la termine par l’article « Adieux ». Il dit à ses lecteurs : « Me voici au terme. J’ai tenu la promesse que je m’étais faite de batailler ici pendant une année, et j’estime à cette heure que cela suffit. Quand j’ai accepté l’hospitalité si large du Figaro, ma pensée a été d’y venir défendre, à la tribune la plus retentissante de la presse, devant le grand public, quelques idées bien simples et peu nombreuses, qui me tenaient au cœur. » Une question vieille et toujours nouvelle s’agite au milieu de ces lignes : privilégier le besoin de parler à un grand public ou privilégier plutôt la « pureté » des médias grâce auxquels on propage ses opinions ? La conclusion d’« Adieux » est en réalité un au revoir : « Mais la colère et le dégoût s’en vont, la presse reste toute-puissante. On revient à elle comme à de vieilles amours. Quand on la quitte, on ne peut jurer que ce sera pour toujours, car elle est une force dont on garde le besoin, du jour où l’on en a mesuré l’étendue. Elle a beau vous avoir traîné sur une claie, elle a beau être stupide et mensongère souvent, elle n’en demeure pas moins un des outils les plus laborieux, les plus efficaces du siècle, et quiconque s’est mis courageusement à la besogne de ce temps, loin de lui garder rancune, retourne lui demander des armes, à chaque nécessité de bataille. »

La nécessité de bataille arrive ce jour de janvier 1898 où Zola entre à L’Aurore, tout près du lieu de sa naissance, pour le choix – qui sait ? – à l’origine de sa mort. Dreyfus est à l’île du Diable et, à Paris, quelqu’un doit dénoncer les démons d’une République malade. La force des médias est plus que jamais celle de la démocratie, parce que le silence est l’ennemi de la liberté. C’est l’heure du « J’accuse… ! » Zola connaît les risques de son choix, mais la réalité dépassera ses craintes. Parmi ses ennemis, il y a le même hebdo, Le Petit Journal illustré (« dominical » du Petit Journal), qui avait publié le 13 janvier 1895 la célébrissime une de Dreyfus à l’épée cassée. La rédaction et l’imprimerie de ces organes de presse sont dans le 9e arrondissement, au 59-61 rue Lafayette et, grâce au travail du génial Marinoni – autre fils d’un militaire italien des armées napoléoniennes –, sont un exemple mondial d’efficacité technologique. Une voix antidreyfusarde comme Le Petit Journal illustré fait de Zola, en 1898, la cible idéale de ses couvertures. La première de la série paraît le 20 février. Titre : « L’affaire Zola ». Le Petit Journal illustré ne s’arrête plus. Et plus tard, en première page encore, sous le titre : « Affaire Zola. Le Réquisitoire », l’auteur du « J’accuse… ! » est ainsi décrit : « Un affolé d’orgueil, séduit par des coquins qui savaient bien tout ce qu’on peut lui faire accomplir en s’adressant à sa monstrueuse vanité, s’était flatté de ramener à lui tout seul de l’île du Diable Dreyfus, le traître avéré. Il s’imagina que son affirmation suffisait. N’était-il point ZOLA ? » Après sa condamnation par le tribunal de Versailles, le journal persiste. Sous le titre : « Affaire Zola. La signification de l’arrêt », on voit le dessin d’un huissier tentant de donner une lettre à ses domestiques, avec cette explication : « M. Zola, le fugitif finassier, s’est caché comme on sait, de telle sorte qu’on n’arrivait point à lui signifier le jugement de Versailles. […] Il peut de cette façon retarder le châtiment matériel de sa mauvaise action, mais il est une autre peine qui l’attendra partout, c’est le mépris public. » La « peine » est la haine des fanatiques, individus capables de tout. Y compris se réjouir de sa mort. 

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